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Des états-nations dans le capitalisme global [Ce texte est issu d’un débat
au sein du Réseau de discussion international, d’où les références à des textes
rédigés par des membres de réseau] 1) Dans la discussion sur le rôle
actuel de « l’Etat-nation », Raoul rappelle, à juste titre, que le
nombre d’Etat s’est multiplié depuis 1945. C’est une question que j’ai déjà
abordée dans le texte « analyses libertaires sur la question
bretonne », d’une façon qui me semble insuffisante. La décolonisation,
puis l’éclatement de l’URSS, ont amené la création d’un nombre considérable
d’Etats nouveaux. A l’inverse, il y a quelques fusions, soit par
‘réunification’ (Allemagne, Yémen), soit par constitution de blocs plus ou
moins unifiés sur un mode fédéral (Communauté européenne, Alena, Mercosur,
etc), soit par abandon de caractères classiques de souveraineté, avec la
disparition de monnaies nationales (Euroland, Equateur), indexation sur le
Dollar (Equateur, Cuba) ou utilisation quasi-exclusive dans l’économie (zone
mark et zone dollar dans les ex-pays de l’Est, dollar en Israël). La zone CFA
en donnait une préfiguration depuis longtemps. La limitation du nombre de
monnaies, pourtant attribut de la souveraineté (qu’on se réfère au refus
anglais d’abandonner la Livre sterling…), est liée directement à sa nature
propre : c’est une marchandise – pas seulement un équivalent général,
mais une marchandise à part entière, qui se vend et s’achète. De ce point de
vue, les Etats sont des producteurs de monnaie ; mais si cette
marchandise cesse d’être rentable, la production est abandonnée. On assiste
donc à un processus de concentration monétaire, qui suit globalement les lois
classiques de l’accumulation et de la concentration du capital. La situation des Etats est la
même : il y a un processus de concentration du capital. Cela ne signifie
pas que les Etats soient condamnés à disparaître tous, pas plus que les
grandes entreprises transnationales n’ont éliminées les PMI/PME. Au
contraire, l’Etat qui prend de l’importance a tout intérêt à limiter celle
des autres, à se débarrasser de la concurrence. Ce processus de concentration
n’est certes pas nouveau (que l’on songe à l’unification de l’Italie, de
l’Allemagne, de la Chine, etc.), pas plus que la pratique du démantèlement
d’empires (anti-colonialisme des USA vis-à-vis des empires européens). Les
deux phénomènes (fusion d’Etats / fragmentation d’Etats) semblent donc liés. L’accumulation du capital d’un
Etat peut se faire sur deux modes non-exclusifs, selon qu’il s’étende
territorialement pour accroître son assise fiscale, ou qu’il favorise le
développement économique interne pour augmenter la masse fiscale. La
premières solution a une limite objective, puisque la terre est un espace
clos, on ne peut s’étendre qu’au dépens direct des autres Etats. C’est
pourquoi les deux solutions sont généralement combinées, et les Etats faibles
militairement n’ont guère que la seconde solution. Cela pose de nouveau la question
de l’intérêt d’étudier l’Etat en observant la provenance de ses revenus. La
difficulté, c’est que dans la « tradition marxiste », l’Etat est
analysé sous l’angle presque exclusif de ses fonctions (répression,
idéologie, etc.) ; ce qui est paradoxal, car l’oncle Marx n’a jamais
analysé l’entreprise selon ses fonctions – il choisit l’exemple du textile
par commodité (si j’ose dire), mais se contrefiche éperdument de ce que
produisent les entreprises – ce qu’il cherche à comprendre, c’est d’où vient
le capital, comment il se forme et s’accumule. Si ça peut rassurer le
fan-club, Marx avait prévu d’étudier l’impôt dans le tome du capital consacré
à l’Etat, jamais rédigé (cf. Rubel, Marx critique du marxisme,
pp. 439-483). 2) La notion
« d’Etat-nation » en elle même est discutable. Il n’existe à peu
près aucun Etat qui soit réellement « national », au sens courant
du terme. Les sécessionismes, les régionalismes, les revendications
« ethniques » existent à peu près partout ; ils constituent
une tendance permanente à la fragmentation. La logique de l’état-nation
poussée à l’état absolu, c’est le monethnisme, la purification ethnique,
puisque il n’existe pas de territoire à peuplement « homogène ». La nation est un mythe
instituant. Elle ne préexiste pas à l’Etat, sous la forme d’une réalité
culturelle ou linguistique – celle-ci est bien trop floue, trop perméable. Depuis
le XIXe siècle, folkloristes, philologues, historiens, archéologues se sont
évertués non à extraire, mais à constituer les matériaux d’une
« identité » nationale. Ils ont compilé le Kalevala, unifié le
serbo-croate, écrit l’histoire socialiste de la révolution française, fouillé
Alésia. Aujourd’hui, les musées africains célèbrent les vertus nationales et
des pays aux frontières rectilignes s’inventent une nationalité commune,
célèbrent la fierté d’être nigérian ou congolais. Léopold Senghor, le poète de
la négritude, ou Cheik Anta Diop, le philologue de l’afrocentrisme,
témoignent de cette institution. Pourquoi est-ce que cette
idéologie a pu prendre corps au point de se réaliser sous la forme
d’ « états-nations » formellement indépendant ? Parce qu’ un moment donné, elles
correspondent assez bien à un état de la lutte de classe, aux aspirations
conjointes de plusieurs classes. Rarement la bourgeoisie nationale, qui dans
sa majorité aime l’ordre et soigne ses bonnes relations avec le pouvoir en
place. Par contre, la petite-bourgeoisie (commerçants, avocats, etc.),
l’encadrement (contremaîtres, ingénieurs), les employés (dans les pays où ils
sont rares et font plus partie de la classe des Intellectuels que du
prolétariat) s’y retrouvent volontiers, car le nationalisme leur fournit la
possibilité de déployer leurs talents bridés et les places occupées par le
pouvoir et l’administration coloniale. Mais ils ne faut pas négliger le fait
que, dans la situation coloniale, les ouvriers (industriels ou agricoles) se
trouvent, dans leur luttes, face à une Etat comme étranger. Ils sont donc
naturellement amenés à lutter contre le pouvoir colonial ; l’identité
d’adversaire incite à une alliance ; laquelle ne sera jamais que de
marchepied aux classes intermédiaires pour établir leur propre pouvoir
d’Etat. A partir de ce moment, ce qui n’était qu’idéologie, que mythe,
devient une réalité… cruelle. Pour parler de fin des
« états-nations », il faudrait donc prouver qu’ils ont jamais
existé autrement que comme institutions capitalistes. C’est pourquoi il me
semble préférable de réfléchir uniquement en termes d’Etats d’un côté,
d’idéologie nationalistes de l’autre. Dans la période actuelle, la relative
montée en puissance de nationalismes semble s’expliquer par une nouvelle
configuration, un nouveau rapport entre les classes. La question de la dette
est devenue centrale dans de nombreux pays. Quand un plan du FMI implique la
liquidation de toutes les structures sociales (santé, éducation, chômage,
etc.) – c’est-à-dire de ce qui était
issu du compromis fordiste (salaire social élevé, paix sociale, productivité
accrue, travail totalement aliénant) – cela entraîne une réaction qui peut
aller dans un sens nationaliste dans la mesure où cette liquidation est
perçue comme « étrangère », le plus souvent
« américaine ». La classe dirigeante – haute bureaucratie d’Etat –
n’a pas de raison majeure de s’inquiéter, puisqu’elle vit précisément de
l’extraction de l’impôt destiné à payer la dette. Mais les classes intermédiaires,
notamment l’encadrement social (enseignants, travailleurs sociaux, etc.)
peuvent verser dans un souverainisme de gauche (tendance ATTAC) ; et
même les travailleurs sont susceptibles, dans ces conditions, de rechercher
une solution dans le nationalisme, pas toujours de gauche. Pour sa part, la bourgeoisie
nationale perd son rôle d’intermédiaire lorsque les entreprises s’implantent
directement chez eux de manière accrue, favorisée par l’abaissement des
droits de douane. Ses marchandises sont en concurrence directe avec le marché
mondial, et elles sont largement perdantes. Dans ces conditions, elles
peuvent se rallier à un nationalisme d’autant plus réactionnaire qu’il est
dépourvu de prétentions sociales. 3) La discussion sur l’impérialisme
passe à côté d’une question majeure si elle n’aborde pas l’étude des
institutions internationales (ONU, FMI, OMC, BIT, OTAN, etc.). Même si des
ébauches existent avant 1945, c’est à partir de la seconde guerre mondiale
qu’elles prennent une importance sans cesse croissante. Dans la phase
actuelle, celle-ci est renforcée par la monopolarité générée par la
disparition de l’URSS et de son poids international. Autrement dit, il y a
une intégration croissante des Etats dans un réseau d’institutions
internationales, qui se densifie et dont l’imbrication avec les politiques
nationales va croissant. Le temps où les résolutions de l’ONU étaient des
torchons sans effet a disparu, même si leur application reste soumise aux
intérêts des membres permanents. Le FMI et la Banque mondiale donnent le ton
des politiques sociales, industrielles, financières, agricoles, etc. quand
elles ne se substituent pas aux Etats dans ce rôle. Et l’OTAN, élargi et
doublé de coalitions internationales temporaires, sert de bras armé à ce
maillage international de « gouvernance ». La souveraineté des états décroît
au fur et à mesure que la souveraineté des institutions mondiales augmente.
C’est sur la base de ce transfert de souveraineté que Toni Negri a suggéré
l’existence d’un Empire mondial succèdent à l’impérialisme. Dans sa
version, l’Empire est une réalité déjà existante ; cet Empire n’a pas de
centre, pas de périphérie. Cette vision n’est sans doute pas très éloignée de
celles des bureaucraties des institution internationales, extrêmement
cosmopolites dans leur recrutement et soudées par une idéologie
internationaliste. Mais les critiques internes du neo-operaïsme sont moins
affirmatifs sur ce point, parce que la question du poids des USA dans
l’Empire reste posée. Deux optiques possibles : soit l’Empire existe
déjà, mais il a un centre, l’administration US, qui constitue en quelque
sorte son gouvernement fédéral. Dans ce cas, l’Empire est une transcroissance
de l’Etat américain, arrivé à un certain stade d’accumulation du capital.
Soit l’Empire n’existe pas encore, il est encore en gestation dans les
institutions internationales. Auquel cas, on peut se demander s’il n’y aura
pas un conflit entre l’Etat américain et les institutions internationales,
dont l’Empire surgirait. Dans tous les cas, l’analyse des relations entre
institutions internationales et Etat américain n’est pas sans intérêt. Par
exemple, la récente condamnation des USA par l’OMC pour aides fiscales aux
exportations, même si elle n’est pas tout à fait une première, témoigne assez
bien la contradiction des deux logiques : l’une, nationale et étatiste,
qui reste dans la droite ligne de l’impérialisme classique ; l’autre,
internationale et libérale, fondée
sur l’idée que le droit international s’applique à tous, donc déjà mondiale
ou « impériale ». 4) La globalisation
est issue des luttes ouvrières. On peut définir la globalisation par quelques critères,
dont la multiplication des entreprises transnationales, la fragmentation de
la chaîne de production et la croissance des marchés financiers. Dans la
phase impérialiste, la classe ouvrière industrielle est concentrée dans les
pays colonisateurs, au besoin par le démantèlement des industries des pays
conquis (cas bien connu pour l’Inde). Dans les pays colonisés, la classe
ouvrière est essentiellement limitée à l’extraction de matières premières,
minières ou agricoles. Cette situation favorise la constitution d’une classe
ouvrière industrielle concentrée dans les pays occidentaux, et à l’intérieur
de ces pays, de villes ouvrières, d’usines géantes, de « citadelles
ouvrières ». La lutte constante pour l’amélioration de la condition
ouvrière (salaire direct et social, conditions de travail, etc.) amène un
prix du travail de plus important, et dans le même temps, la substitution
croissante des machines aux ouvriers – une machine ne fait pas grève, n’est
pas absente, ne sabote pas, etc. – donc un changement de la composition
organique du capital (coucou, la revoilà ! On notera, dans le même ordre
d’idée, que le taux de profit est lui-même lié à un état de la lutte de
classe, élément qui a manqué jusqu’ici dans les débats sur cette question).
C’est la nécessité d’abaisser le coût du travail, de liquider les forteresses
ouvrières, qui conduit la classe capitaliste à démanteler l’industrie des
pays occidentaux pour la délocaliser (même si ce mouvement à ses limites, ne
serai-ce que dans les coûts de délocalisation). La fragmentation de la chaîne
de production est donc la réponse capitaliste à la combativité ouvrière. Parallèlement, les mouvement de
« libération nationale »
fixent développement de l’industrie lourde comme premier objectif pour
atteindre l’autonomie / la souveraineté (dans la fable marxistes-léniniste, l’industrie
lourde permet de développer une classe ouvrière et une industrie complexe
(socialisée) donc de poser les bases du socialisme). Ils le font, autant que
possible, en mobilisant l’énergie ouvrière (le maoïsme représentant le sommet
de cette tendance, mais elle n’est pas absente du péronisme ou même du
franquisme, par exemple). De ce point de vue, les intérêts des bureaucraties
nationalistes et des capitalistes occidentaux convergent remarquablement.
Mais ce mouvement est sans cesse recommencé : les ouvriers du textile
iraniens, par exemple, ont fait des grèves importantes contre les
délocalisations en Asie du sud est. Le système des délocalisations -
démantèlement de la classe ouvrière au fur et à mesure de sa constitution -
justifie très largement le maintien des frontières nationales dans un monde
globalisé : chaque état se présente pour les capitalistes transnationaux
comme un espace de coût du travail à mettre en regard avec la technicité
requise, et la fiscalité permet de payer l’état pour les rapports de production
qui ont cours dans son espace intérieur. Enfin, la puissance des marchés
financiers – cauchemar des économistes de gauche et des banques centrales en
raison de leur instabilité – répond de la même manière à la faiblesse
relative des profits industriels. Même s’il ne s’agit pas tout à fait d’une
« valeur sans travail » puisque le secteur bancaire et financier
occupe des centaines de milliers de travailleurs dans le monde, il offre la
possibilité de profits remarquables loin des soucis occasionnés par l’industrie.
Mais en retour, il a un effet très déstabilisateur sur la production
classique, qui oblige les Etats et les institutions internationales à
multiplier les systèmes de stabilisation financière. Même si cette lecture quelque peu
opéraïste / subjectiviste de la globalisation a ses limites, il me semble
qu’elle a le mérite de poser le problème sous l’angle du prolétariat, en
dehors des réflexions intra-économiques auxquelles on tend trop souvent à se
limiter. Mettre le prolétariat au centre de notre réflexion… Nico, 17/01/02
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