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Lettre au Monde libertaire

sur l’abolition du travail

 

A LA RÉDACTION DU MONDE LIBERTAIRE

 

Chères camarades,

 

Le Monde Libertaire a publié, dans son numéro du 8 novembre 2001, la note de lecture que j’avais consacrée au livre de Francis Gipoloux, les Cents Fleurs à l’Usine. Peu importe que je l’ai découvert en achetant le journal ; les écrits sont fait pour être diffusés. Mais je voudrais, sans faire mon mauvais bougre, relever l’unique « note de la rédaction » : « Le capitalisme n’est pas fondé sur l’existence de la bourgeoisie, mais sur celle du travail (salarié, n.d.l.r.) : on ne peut abolir l’une  sans l’autre ». J’ai bien écrit travail, et c’est sciemment que je n’ai pas parlé de travail salarié.  Et c’est bien « l’un sans l’autre » et non pas « l’une sans l’autre ».

 

Oserais-je une comparaison peu flatteuse pour la rédaction ? Il se trouve que j’ai, dans ma bibliothèque, un livre dans lequel figure la même annotation. Il s’agit d’une citation classique : « Les prolétaires, eux, doivent, s’ils veulent s’affirmer en valeur en tant que personne, abolir leur propre condition d’existence antérieure, laquelle est en même temps, celle de la société jusqu’à nos jours, je veux dire, abolir le travail. » C’est un extrait de L’Idéologie Allemande, dans l’édition tronquée publiée en 1968 par les Editions sociales, liées au Parti Communiste Français. Et les éditeurs s’empressent d’ajouter: « Plus tard, Marx, précisant cette notion de travail préconisera l’abolition du seul travail salarié ». Le rapprochement est sans doute hâtif et indélicat, mais il m’a frappé, tant l’abolition du travail fait partie des impensés et des impensables du mouvement ouvrier, bien qu’elle ait été formulée voici plus de cent cinquante ans !

 

Formellement, il est exact que la forme majoritaire et caractéristique du capitalisme est la généralisation du salariat, et que par conséquent l’abolition de l’un et de l’autre sont nécessairement liés. C’est le programme de l’ancien mouvement ouvrier, et c’est aussi sa limite. En rester à ce niveau, c’est éluder la question de la critique du travail lui-même.

 

L’historien Michael Seidman a, par ses travaux sur la France et l’Espagne en 1936, attiré l’attention sur un aspect trop mal connu de la question : la résistance des travailleurs au travail ne prend pas fin quand les travailleurs sont réputés être au « pouvoir ». Bien sûr, cela, les anarchistes le savent déjà… même si la CNT espagnole reste encore trop souvent au-delà de la critique, malgré les luttes d’ateliers qui ont opposées les travailleurs et travailleuses à « leur » syndicat. L’exemple chinois exposé par Francis Gipoloux nous dit exactement la même chose : ce n’est pas pour le pouvoir que luttent les travailleurs et les travailleuses, mais pour en finir avec ce qui est leur réalité quotidienne, le travail.

 

Dans L’Economie de la misère, Claude Guillon a bien montré comment la majorité des théoriciens du socialisme, y compris anarchistes,  est restée fermée à l’idée même d’abolition du travail. On la trouve pourtant formulée, à des degrés divers, chez Stirner, Marx, Lafargue, les surréalistes ou les situationnistes (Ne travaillez jamais !). Plus près de nous, le débat devenu classique entre Charles Reeves et John Zerzan — alors conseilliste — sur le refus du travail, a posé les termes de l’alternative entre un refus tactique de travailler, simple expression d’un rapport de force favorable, et l’abolition du travail comme forme de la destruction du capitalisme et de l’abolition du prolétariat.

 

Abolition du prolétariat ? Il n’y a pas d’autres moyen de comprendre l’abolition de la société de classes ; mais présenté ainsi, le travail devient visible. L’exploitation n’est pas simplement un crime contre l’égalité abstraite, mais un ensemble de conditions extrêmement concrètes :  hygiène, sécurité, rythmes et temps de travail, relations hiérarchiques, niveau de vie, etc. Le salariat n’est que l’un des aspects de ces relations, même s’il joue un rôle essentiel dans l’institution sociale. La réalité vécue des travailleurs et des travailleuses, ce n’est pas seulement le salaire, c’est l’ensemble des conditions sociales qui lui sont associées.

 

Cette lutte contre le travail prend la forme d’un sabotage tellement quotidien qu’il est souvent négligé des propagandistes de l’action directe : la pause qui se prolonge, le petit retard que l’on s’accorde, la conversation au détour d’un couloir, l’arrêt-maladie bienvenu, tous ces petits riens que l’on glane sur la sacro-sainte productivité, fut-elle déclarée « d’intérêt général ». Derrière le rôle imposé de la travailleuse se dessine l’Individue, qui n’existe qu’en cessant d’être ce qu’on attend d’elle.  Qu’est ce qu’une grève, sinon un refus de travailler, un refus de produire, mis en commun ?  La résistance au travail se décline à l’individuel comme au collectif, et il serait dangereux de ne privilégier que l’une ou l’autre forme, ou plutôt, de jeter l’anathème sur l’une d’elle.

 

Que serait une société qui aurait formellement aboli le salariat, tout en maintenant les conditions actuelles de l’exploitation ? Abstraction théorique, dira-t-on. Sauf que cette abstraction théorique a été, jusqu’ici, la pratique de toutes les révolutions. La contradiction entre la lutte contre la contre-révolution ­– produire plus pour la guerre ‘révolutionnaire’ – et les revendications ouvrières – travailler moins, moins vite et dans de meilleurs conditions – est inévitable. Que faire, alors ? Soyons sûrs qu’il ne manquera pas de bonnes âmes pour choisir la première option ; tous ceux qui n’ont pas d’autres idées que d’encadrer la nouvelle société d’exploitation, à commencer par les syndicats. Nous pouvons donc nous sentir libre de choisir la seconde, de nous battre résolument contre le travail, contre la production, dans un aujourd’hui capitaliste comme dans un demain révolutionnaire.

 

Solidairement,

 

Nicolas (Cercle social)

 

 

 

 

 


 

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