cercle |
Guerre
financière, criminalité
transnationale et
capitalisme global Dans la
guerre d’Afghanistan, il est remarquable de voir à quel point, avant
le déclenchement réel des manœuvres militaires, toute la préparation de la
guerre s’est jouée sur le mode de l’opération de police intérieure, opposant
un Etat à une organisation privée, une association de malfaiteurs, puis à un rogue
state, un état-voyou selon la terminologie du Pentagone. Quinze jours
après les attentats du 11 septembre, l’administration G. W. Bush annonçait le
gel des avoirs financiers aux USA de 27 personnes et organisations
islamistes. Par gel d’avoir, on entend le blocage de toutes opérations sur un
compte bancaire, donc l’impossibilité de se servir de l’argent qui s’y trouve
placé. Bien que l’administration US ait dû reconnaître que les sommes
concernées étaient mineures, elle incitait fortement l’ensemble de la
« communauté internationale » à en faire autant. L’usage des gels
d’avoirs n’est pas entièrement neuf, mais cette mesure et surtout les
pressions qui y sont associées lui donnent un rôle particulier dans le
processus de globalisation. Le
principe de la guerre financière est simple, son application l’est beaucoup
moins puisqu’elle exige une collaboration sans faille de l’ensemble des Etats
de la planète. Les pays de l’Union Européenne se sont empressés de lancer
leurs administrations financières à la recherche de ces « avoirs financiers »,
autrement dit de comptes en banque et prises de participations dans des
sociétés installées en Europe. Pour réaliser ce projet, ils doivent mettre en
application les résolutions de l’ONU concernant la lutte contre les
structures financières du terrorisme de 1999 et 2000. Déjà traduites en droit
européen en mars 2001, ces mesures ont permis de geler des sommes appartenant
aux Taliban. D’autres pays ont donné suite aux injonctions américaines, dont
le Japon, la Chine et surtout les Philippines, fréquemment épinglées pour
leur rôle dans les circuits de blanchiment d’argent. Les Etats-Unis se sont
donné les moyens de ces ralliements à leur politique financière, comme ils
l’ont fait sur le plan militaire et « humanitaire ». Le président
G.W. Bush et son équipe ont énoncé clairement leurs vues pour mettre en place
la guerre financière : obtenir la coopération de l’Union Européenne, du
G7 et du G8. Par ailleurs, à l’intérieur, obtenir du congrès qu’il ratifie
les conventions de l’ONU sur le financement du terrorisme — ce qui ne fait
que rappeler que l’Etat le plus puissant du monde n’avait pas jugé bon de le
faire auparavant, bien qu’elles aient été votées à l’unanimité par le conseil
de sécurité de l’ONU, dont les USA sont membre permanent… Ces déclarations
sont assorties d’une menace proférée par G.W. Bush : « Nous
avons mis au point l'équivalent financier des avis de recherche des criminels
les plus dangereux que publient les forces de police. C'est également une
mise en garde des milieux financiers. Si vous traitez avec les terroristes,
si vous les soutenez ou les parrainez, vous ne pourrez plus faire d'affaires
avec les États-Unis d'Amérique ». Il faut dire que, faute d’un soutien
actif de la « communauté internationale », les mesures similaires
prises à l’encontre de la plupart de 27 organisations concernées depuis 1996
n’avaient pas été très performantes. Ni les
déclarations de G.W. Bush, ni les conventions de l’ONU ne visent expressément
les paradis fiscaux. Néanmoins, le pays signataire de la convention
« institue un régime interne complet de réglementation et de contrôle
des banques et institutions financières non bancaires, ainsi que, le cas
échéant, des autres entités particulièrement exposées au blanchiment
d'argent, dans les limites de sa compétence, afin de prévenir et de détecter
toutes formes de blanchiment d'argent, lequel régime met l'accent sur les
exigences en matière d'identification des clients, d'enregistrement des
opérations et de déclaration des opérations suspectes (point 7.1.a) ». Autrement
dit, il s’engage à ne pas être un paradis fiscal. Les
commentateurs de la presse ne se sont pas privés, à l’occasion de l’annonce
des gels d’avoirs financiers, de rappeler comment ceux-ci servaient au
blanchiment des sommes collectées par les organisations illégales, sous forme
de collectes ou de trafics divers. On sait également que la plupart des états
occidentaux possèdent « leur » paradis fiscal à proximité de leurs
frontières, et que ce système largement développé depuis l’après-guerre, fait
l’objet de critiques croissantes, aussi bien de la part des Etats concernés —
dont la France — que de la gauche néoréformiste et de ses think-thanks.
Les déclarations américaines laissent donc présager une remise en ordre, au
moins partielle, du système des paradis fiscaux ; il n’est nulle part
question de les supprimer, mais simplement de les prier de ne plus accueillir
d’argent « illégal ». Le
poids croissant de la dette publique, dont le néolibéralisme est censé
desserrer l’étau, oblige les Etats — et notamment le plus endetté d’entre
eux, les USA — à être plus vigilants sur l’évasion fiscale. La multiplication
récente des paradis fiscaux et l’explosion du nombre des sociétés
transnationales, donne une ampleur nouvelle à cette évasion fiscale. Alors que
seuls les plus grands capitaux pouvaient en bénéficier, aujourd’hui, des
entreprises de taille réduite participent au système du offshore.
Jusqu’à un certain point, l’évasion fiscale pouvait être favorables aux Etats
puisqu’elle permettait aux grands capitaux de se protéger de la ponction
fiscale, donc d’être investis plus largement, ce qui entraîne une hausse du
PIB et proportionnellement de la masse fiscale, qui lui est liée (envrion 50
% du PIB en France, et plus de 25 % aux USA, par exemple). C’est-à-dire que
ce qui est perdu d’un côté (évasion fiscale) est regagné de l’autre
(augmentation de la masse fiscale) ; cet échange de bons procédés scelle
l’alliance entre grandes fortunes et Etat. Mais à partir du moment où les
capitaux tendent à être valorisés par un jeu purement financier, sans revenir
alimenter l’économie « productive », cet avantage disparaît ou
s’affaiblit. Les paradis fiscaux se trouvent donc à la fois l’expression la
plus avancée du néolibéralisme — au point que leurs défenseurs les présentent
comme un moyen de défense contre l’omnipotence de l’état — mais ils se
trouvent aussi en contradiction avec l’objectif réel du néolibéralisme, qui
est de réduire la dette publique et en définitive, de consolider le système
d’Etat. Au moment où l’administration G.W. Bush annonce le retour au
« pragmatisme », autrement dit au capitalisme d’Etat dans la
tradition américaine, cette contradiction se referme sur les paradis fiscaux.
Accessoirement, les USA entreprennent de réaliser le programme de la gauche néoréformiste
dans ce domaine : rétablissement du rôle économique de l’état,
intervention pour soutenir la stabilité du système financier, lutte contre
les paradis fiscaux… Au
demeurant, il convient de se méfier des effets d’annonce. Ce n’est pas parce
que les USA crient à tort et à tue-tête qu’ils vont prendre des sanctions
contre les circuits de blanchiment d’argent qu’ils vont le faire. Les
spécialistes de la criminalité internationale s’accordent pour dire que, au
sein du capitalisme actuel, ce sont les organisations criminelles
internationales qui réalisent les plus beaux profits, en rapport du capital
investi. Car, en fin de compte, en dehors du caractère illégal de leurs
activités, rien ne distingue ces organisations des autres multinationales. L’argent
généré par leur activité circule ensuite, par le biais des réseaux de
blanchiment, dans l’économie « propre », c’est-à-dire dans les
circuits d’investissement classique. Et comme les profits réalisés par
l’économie criminelle sont particulièrement substantiels — surtout en regard
du taux de profit moyen dans l’économie classique — ils constituent une
véritable manne de capitaux disponibles pour les banques et organismes
financiers. Autrement dit, une bonne partie de l’argent qui circule dans les
entreprises « propres » (selon les critères capitalistes…) est un
argent « sale » issu du secteur criminel de l’économie capitaliste.
Cette
contradiction apparente est l’un des fondements même du capitalisme. Vol et
propriété sont inextricablement liés. La propriété n’existe que comme
privatisation de ce qui est commun, et le vol que comme appropriation de ce
qui est propriété d’autrui. Au cours de l’histoire, la lutte entre
« voleurs » et « propriétaires » (qui sont, par
définition, deux moments d’une seule et même chose) a été un moteur important
de raffinement technologique. De la même manière, le désarmement physique et
idéologique des individus est également le mouvement d’affermissement du
pouvoir d’une minorité dominante, qui s’est approprié la politique et s’est
approprié l’usage exclusif de la force. À chaque nouveauté dans le crime
répond un renforcement de la « sécurité », qui n’est jamais que la
sécurité de ceux qui ont quelque chose à défendre. Il est intéressant de
constater aujourd’hui, alors que l’industrie, mais aussi les services,
licencient par milliers, l’armée, la police, les milices privées multiplient
les campagnes de recrutement. Le « crime » sera-t-il
vaincu pour autant ? Et sinon, à quoi servent ces campagnes sécuritaires ? On peut
trouver de multiples explications : renforcement de la « paix
sociale armée », irrationalité des dépenses militaires, etc. Sans
négliger ces aspects, je me concentrerais ici sur un seul élément
d’explication, car il n’est pas le plus couramment cité ; on pueut le
formuler ainsi : c’est la répression qui rend le crime profitable. En
effet, plus les risques encourus sont importants, plus le prix final des
marchandises illicites (drogue, femmes, migrations, armes, objets d’art,
etc.) sera élevé. Si tout le monde peut faire voyager des armes ou de la
drogue sans risque, le prix deviendrait ridiculement bas et les profits
chuteraient. La répression a donc pour principale conséquence — et peut-être
pour principal objectif — de faire monter les profits des organisations
criminelles. Elle joue, plus encore que la lutte entre les différentes
organisations, le rôle stimulant de la concurrence : elle les pousse à
se structurer de manière plus solide, à perfectionner leur technique, à
augmenter leur productivité, à élargir leur implantation internationale et à
améliorer leur réseau de commercialisation. Bref, à devenir des
transnationales comme les autres, à ceci près que l’obligation d’utiliser la
violence — une violence privée, mais non-étatique — les place sur le terrain
même des activités « réservées » de l’état, voire à se substituer
aux états dans certains cas : les Taliban afghans, qui sont l’un des
plus grand producteur de drogue au monde, en sont un exemple caractéristique.
Ce
n’est probablement pas un hasard si, depuis quelques temps, les Etats-Unis
ont accentué leur financement de la « lutte contre la drogue » en
Equateur — pays qui a officiellement adopté le Dollar comme monnaie
nationale, ni si des « agents d’Al’Qaeda » présumés ont été arrêtés
dans la communauté libanaise de ce même pays. On a longuement disserté sur
les fructueux marchés de la reconstruction, sur l’importance vitale du fameux
gazoduc, sur les aspects géostratégiques, mais le fait que l’une des
principales productions du pays soit la drogue a été souvent négligé — bien
qu’il ne soit pas étranger à la défaite de l’armée soviétique. Mais si
l’argent issu du secteur illégal du capitalisme peut être si profitable à son
secteur légal, pourquoi diable est-ce que le gouvernement US mène-t-il une
guerre acharnée aux grands producteurs de drogue ? Les
aspects moraux jouent sans doute un rôle réel dans l’autojustification
idéologique des dirigeants, surtout quand ils sont façonnés par une pensée
réactionnaire comme W. Bush. Mais cela ne suffirait guère pour convaincre.
Même s’il n’y a évidemment pas de solution unique à ce problème — suscité en
large partie par l’obligation du secteur industrialo-militaire de justifier
par ses activités des crédits dont il bénéficie — on peut envisager au moins
une piste, en lien avec les fameux gels d’avoirs. Le monde a été secoué ces
dernières années par plusieurs crises financières (crise mexicaine, crise
asiatique, krach du Nasdaq, krach du 11 septembre, etc.), qui ont obligé les
états — et particulièrement l’Etat US et les principales banques centrales —
à intervenir pour colmater les brèches, renflouer des banques ‘trop
importantes pour couler’, baisser les taux d’intérêts, prêter aux pays
concernés, etc. Cette instabilité financière est inévitablement liée à la
liberté de circulation des capitaux, et au système boursier tout entier, mais
elle est assez dommageable car facteur d’instabilité du capitalisme tout
entier. La gauche mondiale et ses économistes ont fait de la stabilité
financière leur cheval de bataille dans la sauvegarde du système, pour le
meilleur et pour le pire. Mais ils se sont heurtés jusqu’ici au credo
officiel du néolibéralisme. Le pragmatisme de l’administration US consiste
aujourd’hui à limiter sans le dire la circulation des capitaux, en s’attaquant
aux paradis fiscaux, et à limiter la quantité, le volume et la fluidité des
mouvements, en détruisant à la source les capitaux les plus importants et les
plus mobiles par nécessité, l’argent issu des transnationales du secteur
illégal. Là encore, il y a convergence de la politique US et de la gauche
mondiale, même si les méthodes et les justifications ne sont pas les mêmes. Il ne
s’agit pas d’un revirement extrême lié au 11 septembre, ou à des choix
politiques spécifiques au président Bush. On a vu que la question des avoirs
financiers des organisations « terroristes » était déjà posé
auparavant et que la lutte contre les grands producteurs de drogue était en
place depuis quelques temps. De ce point de vue, la guerre d’Afghanistan n’a
fait que précipiter un mouvement existant. Cela semble contredire la vision
courante d’une « mondialisation néolibérale ». C’est le cas. Le
néolibéralisme est une réalité, une idéologie en action, avec des buts bien
déterminés qui sont de détruire les structures héritées de l’ancien stade du
capitalisme (économie mixte au niveau de l’état-nation, état-providence,
protectionnisme et impérialisme) et d’alléger le poids de la dette des états
occidentaux. Mais cela nécessite la mise en place et le renforcement
d’institutions mondiales (FMI, BM, OMC, ONU) qui forment une gouvernance
mondiale sans gouvernement central — ce qu’Antonio Negri appelle l’Empire.
Le capitalisme globalisé, loin de connaître un affaiblissement de l’état, se
caractérise plutôt par un renforcement de la gouvernance au niveau global.
C’est le même mouvement qui transforme les états nationaux — en les
recentrant dans leur mission de contrôle social — et qui institue l’Etat au
niveau mondial. Il n’y a donc rien de surprenant à voir l’administration US,
supposée inféodée au néolibéralisme, agir dans le sens souhaité par les
néoréformistes — sans la justification éthique associée — en faveur d’une
régulation des flux financiers. Elle se comporte, tout simplement, en
porte-parole conscient du capitalisme global dans ses intérêts à long terme –
place que l’état assume d’autant plus volontiers qu’il est lui-même le
capitaliste le plus puissant. Nicolas
(20/12/01) |