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Les
idées faciles d'accès : les handicaps comme critiques politiques
"Un
borgne, c'est un infirme qui n'a droit qu'à un demi-chien."
in Journal de Jules Renard -1893-1898.
Xénophobie, la haine
de l'Autre, peut être déclinée à l'envi tant
elle s'adapte à toutes les formes de haine. Cependant si l'on évoque
couramment le racisme, l'homophobie, le sexisme, rares sont les débats
touchant les handicapé-e-s. Certain-e-s militant-e-s se sont penché-e-s
sur les handicapé-e-s dit mentaux surtout pour fustiger les asiles,
milieux carcéraux et aliénants, ou pour dénoncer la
réalité de certains handicaps mentaux (par exemple, travaux
de Michel Foucault). Ici, mon propos ne sera pas d'évoquer les problèmes
d'accès à la santé ou les difficultés matérielles
que rencontrent les handicapé-e-s dans la société
de profit, que j'essayerais d'évoquer ultérieurement mais
bien de m'attaquer à l'utilisation de l'image du handicap
physique par des militant-e-s de " gauche ", à travers deux exemples
sensibles. Il semble qu'à l'instar de nos adversaires politiques
xénophobes, certain-e-s utilisent pleinement le handicap comme procédé
de condamnation et de disqualification.
Le premier exemple analyse les attaques
concernant le handicap visuel du président de Front National, Jean-Marie
Le Pen. Le second est Karol Wojtila, actuel chef de l'état du Vatican
et pape de l'Église catholique, apostolique et romaine. Je l'ai
vu en effet régulièrement stigmatisé dans la presse
" militante " comme sénile, porteur d'un anus artificiel, etc. Je
verrai en quoi les attaques gratuites et méchantes font plus de
mal à d'autres qu'à eux.
Le délit
de faciès de Le Pen
Dans les années soixante-dix,
Le Pen portait un bandeau noir. Je me souviens d'avoir vu sur les tracts
électoraux cet homme très droit, la tête haute, fier
d'arborer ostensiblement ce bandeau. A travers ce symbole manifeste, Le
Pen affirmait sa blessure de guerre, celle qu'il aurait eu lors de la guerre
d'Algérie. L'impact était visuel, fort. Il jouait (consciemment
?) sur les deux tableaux : primo, je suis un militaire qui affronte le
combat, et preuve de ma mâle bravoure, j'ai perdu un œil. Secundo,
mon allure rigide et martiale doit inspirer la frousse, je désire
impressionner, je suis un vétéran, un vieux briscard.
Dans les années quatre-vingt,
suite peut-être au relooking médiatique de la politique (c'était
le début des grands shows, il fallait savoir être " recevable
" à la télé, séduire les masses par une apparence
standardisée, etc.), comprenant que le port du bandeau noir le rend
peu sympathique, Le Pen change d'image. Ses scores électoraux confirment
que sa nouvelle apparence est bienvenue. Visuellement, Le Pen a deux mirettes
! Le Borgne n'est plus. Ce qui est intéressant, c'est que ce changement
n'empêcha pas certains antifascistes de continuer à le traiter
de borgne.
Or, être borgne est un handicap
difficile à porter au quotidien. Quand on parle de borgne, ce n'est
pas un simple terme descriptif, neutre, car il existe précisément
tout un imaginaire accolé à ce nom : signe de disgrâce
physique mais aussi signe de méchanceté. Les personnes concernées
préfèrent le terme médical d'amblyope unilatéral.
On retrouve cet imaginaire pour les bossu-e-s, pied-bots, boiteux-ses,
etc. On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi il est si facile de
stigmatiser Le Pen sur son handicap : cela renforce les préjugés
les plus éculés sur le " méchant borgne ". L'iconographie
de Le Pen à travers les caricatures (par exemple, Charlie-Hebdo)
ou les textes de chansons de rock " alternatif ", qui ont usé et
abusé de cet amalgame facile, sont extrêmement dangereux,
car ils génèrent une haine viscérale, où la
raison est absente.
Or, en attaquant Le Pen sur ce handicap,
on attaque tous ceux qui ont le même handicap et on utilise la même
rhétorique que ceux qu'on combat. C'est une évidence, mais
elle ne semble pas toujours avoir effleuré les grand-e-s militant-e-s
de l'antiracisme et de l'antifascisme ! Attaquer Le Pen sur ses idées
et non sur son handicap, c'est précisément refuser la "lepenisation
des esprits".
Cela fait une nouvelle fois le jeu
des idées réactionnaires, car la méchanceté
gratuite est à la portée du/ de la premier-e stupide venu-e.
Effectivement cela demande aucune remise en question. Ces " idées
faciles d'accès " montrent qu'il manque une véritable prise
de conscience de certains préjugés ou plis mentaux. A cet
égard, les militant-e-s, les médias militants ont un rôle
essentiel à jouer. Ces situations ne peuvent se développer
que si on les encourage ou même si on les tolère, car le droit
au respect passe par le langage et l'attitude réciproque. Entre
signer des pétitions, manifester pour soulager sa bonne conscience
et réfléchir au quotidien sur les préjugés
pour tenter de trouver des solutions, il y a un monde.
Une Église
sénescente ?
Les remarques acerbes sur
la santé de Karol Wojtila l'assimile à une Église
catholique décatie, sénile. Cette analogie est hélas
pas vraiment justifiée, l'Église romaine se porte plutôt
bien et connaît même une nouvelle jeunesse (par exemple, apparition
de mouvements charismatiques catholiques, de nouveaux ordres religieux).
Montrer l'évêque de Rome bavant, bardé de perfusions,
croulant sur une chaise roulante ne nous informe pas du tout sur la politique
religieuse menée par le Vatican. Elle nous rappelle juste que le
bon vieux temps du " A bas la Calotte ! ", où les moines et les
curés étaient représentés gras et repus, fait
encore les délices chez les anticléricaux de base, prêtant
le flanc à la critique. L'Église catholique ne se limite
pas à Karol Wojtila et à la place de la méchanceté
gratuite, il serait plus utile de se creuser la cervelle pour réfléchir
sur les actuelles prises de position des religieux. D'autre part, en ridiculisant
l'actuel pape sur ses handicaps, insidieusement on se moque d'autres individu-e-s
qui pour des raisons d'âge ou de santé (et non d'appartenance
à une religion) se retrouvent dans une situation similaire.
Voici donc quelques petites précisions
qui me tenaient à cœur depuis pas mal de temps, j'ai toujours reporté
ce problème, peut-être parce que je me sentais à chaque
fois blessée par certaines insultes, qu'il est parfois plus simple
lorsqu'on est atteint d'un handicap de tenter de l'oublier, surtout quand
ces insultes rappellent trop quotidiennement notre exclusion. Se respecter
les uns les autres me paraît indispensable pour construire une société
égalitaire et libertaire, et pour lutter contre les préjugés
intellectuels nuisibles à sa réalisation future.
Syb (26/02/00)
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