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propos sur le végétarisme [Ce
texte participe d’une non-discussion sur la question du
végétarisme] Je
ne ferais pas le bilan du non-débat qui vient de se terminer par le départ
de Béné de cette liste de discussion( ?). On a déjà connu cette
dispute sous des variantes diverses, mais rarement reluisantes. Toutes les
végétariennes et végétaliens le savent bien : la viande, c’est sacré,
c’est la base du lien social et c’est un sujet tabou. On n’a pas le droit
de manger tranquillement son chapatis au hoummous, parce que c’est un
crime contre le savoir-vivre et la francité. J’ai
mis longtemps à comprendre cette vérité essentielle. Bien que je crois
avoir toujours considéré l’humain comme un animal comme les autres, et
cette égalité comme l’un des fondements du matérialisme auquel je suis si
attaché, j’ai mis très longtemps à en tirer la moindre conséquence
pratique. Adolescent, je fréquentais volontiers des antispécistes, dans la
mouvance hardcore straight-edge. Mais de toute façon je militais dans un
groupe trotskiste (quoique je n’ai jamais été premier ministre), et les
trotskistes, c’est bien connu, sont des gens sérieux, qui ont autre chose
à faire que de s’intéresser aux animaux. Même le trotsko-vitaliste Posadas
semble considérer que cela va de soit qu’on puisse manger de la viande.
Pour l’anecdote, Trotsky explique dans son autobiographie que s’il a tardé
à engager la lutte contre Staline, c’est parce qu’il avait attrapé une
mauvaise fièvre en allant chasser le canard dans les marais. Ca lui
apprendra. Même
si j’apprécias le dynamisme de quelques militantes (le zine Vegan
Protest, par exemple), le sectarisme outrancier des antispécistes SxE
avait le don de m’énerver ; ce qui ne manque pas d’humour
rétrospectivement, puisque j’étais moi-même militant de la secte la plus
sectaire qui soit. Un jour, le comité central annonça la nouvelle ligne du
parti : il ne fallait plus être sectaire. Toute la cellule à explosé
de rire, tellement c’était une idée invraisemblable. Le sectarisme faisait
partie de l’identité même du parti, et nous étions particulièrement fiers.
Bref, j’ai mis plus de dix ans à mettre en adéquation mes actes avec mes
pensées en ce concerne les animaux. Un peu plus que pour sortir du marasme
trotskiste. Devenu végétarien, je me surprend maintenant à me traiter
intérieurement de salaud quand je mange un œuf. On verra pour la
suite… J’ai
très vite découvert que les plaisanteries énoncées plus haut sur le
caractère sacré de la viande n’en sont pas du tout. En cessant d’en
manger, on a parfois l’impression de passer de l’autre côté du miroir.
Même sans faire le moindre prosélytisme, on se place sans cesse dans une
situation étrange : devoir se justifier, culpabiliser les autres sans
le vouloir, les voir se justifier eux-même sur un ton plus ou moins
agressif, voire franchement déplaisant. Curieusement, cela augmente avec
le nombre de végétariens présents. Sur un chantier où je travaillais
récemment, nous étions une majorité de végétariens (trois personnes sur
cinq). J’ai rarement entendu autant de plaisanteries et de provocations
plus ou moins douteuses sur le sujet. Pour le mangeur de viande, le
végétarien constitue une menace, même lorsqu’il se tait.
Pourquoi ? Je
n’ai pas de réponse appropriée, et je crois que nous sommes toutes et tous
un peu démunies face à ce genre de réactions. On peut essayer de poser
plusieurs éléments de réponse. Ecartons tout de suite l’accusation de
mysticisme ou de pratiques sectaires (dans le sens religieux du terme),
même si elles ne sont jamais totalement absentes. La plupart des
végétariennes et végétaliens que je connais n’ont rien à voir avec tout
cela ; elles sont individualistes, anarchistes, pacifistes,
syndicalistes ou simplement… végétariennes, un point c’est tout.
Dans
une société où le repas est composé d’une viande nommément désignée et
d’une garniture anonyme, le végétarien est un asocial. Perplexité de
l’hôte de bonne volonté dont on accepte bien volontiers l’invitation, mais
qui s’avère incapable d’imaginer un repas sans viande. Piètre repas en
perspective, chez ces braves gens qui s’imaginent que les végétariens
mangent tristement sous prétexte qu’eux-mêmes ne sont pas fichus de
préparer des légumes correctement assaisonnés. Je vous épargne mes
récriminations culinaire, mais je persiste : le communisme, c’est la
gastronomie pour toutes et tous. La
végétarienne est un asociale, non seulement parce qu’elle refuse de se
plier aux règles les plus élémentaires de la civilité qui consistent à
manger comme toute le monde, mais surtout parce qu’elle a le front
d’affirmer – en actes, circonstance aggravante – qu’elle est responsable
de sa vie quotidienne. Faire le tri de tous ce que l’on a appris, assumer
que penser, dire ou paraître ne suffisent pas : voilà le crime.
N’exagérons rien pourtant. La plupart du temps, on laisse le végétarien
tranquille. On se contente de ne pas trop y réfléchir, de chasser les
sales pensées que pourraient faire jaillir cette mauvaise graine, de les
parer de quelques banalités. « J’aime trop la viande » titrait
une sympathique brochure antispéciste. On
a posé, dans l’ersatz de discussion qui s’est écoulé ces derniers jours,
deux questions qui méritent malgré tout d’être examinées : Est-il
saugrenu de rapprocher libération animale et féminisme (au sens
large) ? Y-a-t-il une hiérarchie dans les luttes, c’est-à-dire,
y-a-t-il des combats prioritaires ? Dans
l’un des textes que j’ai envoyé récemment – croyant, avec une naïveté
déconcertante, ramener la discussion sur un terrain plus réfléchi –
j’avais essayé de poser sur l’écran quelques réflexions sur le premier
sujet sujet (Racisme,
sexisme, spécisme : le contrôle social de la reproduction).
J’avais commencé ce texte lors du précédent débat sur le sujet, en partant
d’une réflexion d’Estiva sur l’idée de « race humaine ». Mais
peu à peu, le texte a pris de l’ampleur, et je ne l’ai pas achevé pour
l’heure. C’est pourquoi j’ai envoyé un brouillon incomplet et peu relu. Je
vais quand même essayer d’en résumer les grandes lignes, d’une manière un
petit peu moins historico-théorique. Quand
on étudie l’histoire des concepts de races animales et humaines, on
s’aperçoit des nombreuses transpositions d’idées de l’une à l’autre. Le
naturalisme, qui postule une origine naturelle, éternelle et définitive
aux phénomène sociaux, sert de fondement à ces transferts. Les animaux
domestiques sont des êtres construits par une
« biotechnologie ». Les humains exercent, d’une manière ou d’une
autre, un contrôle sur la sexualité des animaux domestiques – que ce soit
par l’élimination de certains mâles, la sélection sur des critères de
rendement, l’insémination artificielle ou le clonage. On peut définir
l’élevage comme une forme de contrôle de la reproduction. Il en va de même
pour les « ethnies », qui les sont définies en dernier ressort
comme des groupes de reproduction (et on sait que les ethnologues ont une
prédilection pour l’étude des formes de parenté). Ces groupes constituent
autant de barrières sociales au libre choix des partenaires sexuels (y
compris le choix de ne pas en avoir) : d’où l’idée d’un « contrôle
social de la reproduction ». Or, si vous m’excusez cette
autocitation : « Alors que la paternité est potentiellement douteuse, la maternité est toujours connue de manière sûre. Pour un groupe fonctionnant selon une logique patriarcale – autant dire, quasiment tous les groupe humains actuels – la seule façon de s’assurer de l’appartenance d’un enfant au groupe, c’est de contrôler la sexualité de la mère, par une forme d’enfermement. Cet enfermement peut être physique (gynécée, maison des femmes, femme au foyer, etc.) ou mental, c’est-à-dire idéologique et “ spectaculaire ”, visant à acquérir une forme de consentement, voire d’adhésion à ce système. La perpétuation d’un groupe humain en tant que groupe distinct passe donc, d’une manière ou d‘une autre par l’oppression des femmes. » D’une
manière plus concrète, l’ethnologue marxiste-féministe Paola Tabet
rappelle que, dans de nombreux endroits du globe, la meilleure façon de
conserver son épouse consiste à l’engrosser régulièrement, quitte à la
violer, de manière à limiter sa mobilité. Ce n’est hélas que l’une des
nombreuses variantes sur le thème. La encore, l’idéologie naturaliste
vient systématiquement au renfort de l’oppression, puisque comme chacune
sait, c’est « naturel » d’avoir des
enfants… La
réponse vers laquelle je m’oriente, à la question : Y-a-t-il un lien
entre lutte de libération animale et lutte contre le patriarcat,
est : Oui, dans la mesure où animaux et femmes subissent une
oppression fondée sur les mêmes schémas (contrôle social de la
reproduction, idéologie naturaliste). Si ça n’est pas très clair dans mes
explications, ça devrait l’être plus quand j’aurais le temps de reprendre
le texte que je viens de résumer. On pourra trouver d’autres analogies,
sur lesquelles je reviendrais ultérieurement si par hasard ça intéresse
quelqu’une. Maintenant,
une hiérarchie des luttes est-elle justifiable et nécessaire ? Une
première remarque, déjà formulée plusieurs fois (notamment par Avis et
Laian) : rien n’interdit d’être végétarien et de se battre sur
d’autres terrains, le végétarisme constituant en quelque sorte un
« service minimum » de la lutte de libération animale (même si,
comme on l’a vu , c’est un engagement lourd de conséquences). Deuxième
remarque, formulée dans « Arlequin
anarchiste », il faut différencier l’analyse globale du monde
actuel, donc sa nécessaire critique, de l’action nécessairement partielle
que l’on peut entreprendre contre lui à l’heure actuelle. En d’autres
termes, ce n’est pas parce que je ne suis pas engagé dans un collectif
antinucléaire que je suis un fervent défenseur du nucléaire. Il est
évident que si la radicalité s’arrête aussitôt qu’on remet en cause la
hiérarchie des espèces, c’est qu’on est pas réellement prêt à engager une
critique approfondie de l’ensemble de nos rapports sociaux. Et une
révolution, ça n’est rien d‘autre. Dans
« Arlequin anarchiste », nous avons suggéré qu’une forme viable
d’union des anarchistes révolutionnaires pourrait consister non en une
coordination de collectifs locaux, mais plutôt en un rapprochement de
luttes « sectorielles », « partielles » ou
« spécialisées ». Au fond, il y a le simple constat que l’on est
plus efficace sur le terrain qu’on connaît le mieux, sur lequel on a le
plus réfléchi et sur lequel on dispose des arguments et des méthodes de
luttes adaptées. C’est de toute façon ce qui se passe dans les
faits : quelques collectifs spécialisés (les cahiers antispécistes,
pour prendre ce seul exemple) fournissent la base théorique, analytique et
argumentaire sur laquelle se fondent des individues. Ces individues, la
plupart du temps, ne se content pas d’un seul collectif ou d’une seule
revue de référence : chacune constitue ses bases politiques au gré
des lectures et des rencontres. L’idée
de hiérarchie des luttes est, au fond, un avatar de l’avant-gardisme. Il y
a un hiérarchie parce qu’il y a un combat prioritaire, qui est celui mené
par l’organisation d’avant-garde, la seule qui ait une vue claire et
totale de la situation. Dans la réalité, on peut affirmer cent fois cette
hiérarchie sans rien changer à l’affaire, les collectifs spécialisés sur
un secteur en particulier ne cessant d’apparaître et de disparaître sans
avoir le bon goût d’écouter l’avant-garde. Dans les collectifs radicaux,
chacun cherche, d’une manière ou d’une autre, le chemin le plus court vers
l’abolition d’une société qui l’empêche de vivre. Il ne s’agit pas ici de
prôner la « diversité des tactiques », mais de la constater. Le
manque d’unité et l’absence de priorité apparente ne résulte pas d‘une
mauvaise coordination, de querelles de chapelles ou autres, mais d’une
hétérogénéité réelle dans la guerre de classes. Tout le monde n’arrive pas
au même point de réflexion, au même moment. Il n’y a que dans un mouvement
insurrectionnel que les rapports sociaux évoluent suffisamment vite pour
que les idées les plus radicales se transforment en faits accomplis, pour
qu’elles prennent corps. Et ce n’est qu’a posteriori que l’on peut
découvrir le fil qui relie les groupusculaires idées radicales à leurs
réalisations. Nicolas,
le 4 septembre 2001
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