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Etat-réseau et service public
Les remarques
et critiques émises par Jacques Wajnsztejn dans Etat-réseau,
réseaux d’Etat et « gouvernance mondiale » permettent
d’identifier clairement nos convergences et divergences actuelles sur la
question de l’Etat . Pour partie, elles sont liées à une méconnaissance
des travaux antérieurs de Temps critiques de ma part, et à
une formulation insuffisante de la théorie de l’Etat-capitaliste,
développée dans différents textes du Cercle social,
mais d’une manière qui reste sommaire. Face à la nécessité
de dépasser les analyses courantes, il est possible d’avancer ce sujet,
ne serait-ce que parce que certaines problématiques ont déjà
été déblayées, renouvelées et dégagent
le terrain pour la réflexion. Surtout, l’évolution du mouvement
capitaliste lui-même nous impose cette réflexion, ce désir
partagé de comprendre le monde, de le transformer. On pourrait ajouter
malicieusement que la prédominance des salariés du secteur
public dans le mouvement communiste / anarchiste, conduit à cette
activité critique, qui n’est autre que la critique de notre propre
position dans la société capitalisée, comme forme particulière
de notre critique du travail.
I - Naissance
de l’Etat-résau en France
Sur la question
de l’Etat-réseau, nous sommes d’accord sur l’essentiel. Il va de soi,
comme le signale JW, que l’analyse de cette forme particulière de
l’Etat s’applique à la situation française actuelle, sans préjuger
de ce qu’il en est ailleurs. Les nombreuses études disponibles sur
les formes de l’Etat en Afrique, par exemple, montrent une situation nettement
différente, dans la mesure où, soit les réseaux non-Etatisés
sont très actifs (le système des les tontines, système
de mutualisation financière ; l’existence d’ONG réellement
non-gouvernementales, etc.), soit ils sont quasiment absents (dans les pays
ayant connus une période marxiste-léniniste), soit ils instituent
au niveau étatique des réseaux familiaux ou des mystifications
ethniques. Une enquête systématique sur les formes actuelles
de l’Etat nous apprendrait beaucoup, et surtout nous éloignerait d’un
risque d’eurocentrisme. Je vais tout de même tenter d’analyser deux
éléments qui me semblent importants sur l’Etat-réseau
en France : la manière dont il fonctionne au niveau « politique
», et la manière dont il reflète la capitalisation générale
de la société.
L’Etat démocratique
est géré conjointement par une « classe politique »
et une bureaucratie – ce qui le différencie des Etats « non-démocratiques
» dans lesquels ces deux catégories sont plus ou moins confondues.
En France, le double phénomène de décentralisation et
de déconcentration, initié depuis 1981, correspond peut-être
en partie à des problèmes d’aménagement du territoire,
mais il se caractérise aussi par la création de places disponibles
pour l’expansion de ces deux couches sociales. Les pouvoirs renforcés
des régions, départements et villes rendent les places dans
les instances élues correspondantes un lustre et un intérêt
croissant, de même qu’elle multiplie le nombre de places de bureaucrates
à tous les niveaux. Même si la logique française des
concours – fiction de l’élitisme républicain, mais historiquement,
d’inspiration est-asiatique – tend à entrer en contradiction avec
la multiplication de postes contractuels, les nominations politiques sont
importantes – dans les hautes sphères de la hiérarchie, mais
pas uniquement – et fonctionnent donc sur un mode clientéliste. Le
clientélisme est indissociable de l’Etat-réseau.
Ce réseau
politique s’étend au-delà des postes électifs, à
travers les réseaux associatifs : associations locales, écologiques,
religieuses, culturelles, etc. Pour avoir une réelle reconnaissance,
ou pour faire passer ses projets dans la réalité politique,
une association n’a guère d’autre choix – surtout si ses forces propres
sont maigres – que de s’acoquiner avec les équipes municipales. C’est
ce qui s’est passé, par exemple, avec l’entrée en politique
des écologistes à partir du milieu des années 70. De
manière plus générale, ce mouvement a pris de l’ampleur
avec la victoire de la gauche en 1981, en synergie avec la décentralisation.
Beaucoup « d’acteurs des mouvement sociaux » ont vu dans
l’intégration à la classe politique locale le moyen de faire
triompher leur revendication. Le principe des associations «
représentatives » est institutionnalisé dans les tentatives
actuelles d’instaurer une démocratie participative, qui n’est rien
d’autre que l’échec de la démocratie. En politique, un pléonasme
n’est jamais un bon signe.
Le clientélisme
seul ne suffit pas pour expliquer le phénomène de l’Etat-réseau.
Il faut comprendre à quelle forme d‘Etat il succède et pourquoi.
Le réseau associatif français est dense et ancien. Dans la
Troisième République, il s’est constitué de manière
foisonnante comme une forme d’auto-organisation de la société,
à partir du moment où la liberté d’association est devenue
un principe fondamental. La loi de 1901 – créée pour encadrer
les communautés religieuses et les paroisses – ne donne qu’un cadre
général, légal, entérinant un mode de fonctionnement
préexistant (bureau, conseil d’administration, etc.). Toute activité
peut s’y retrouver, la seule limite étant de ne pas attenter à
la forme républicaine de l’Etat. Cela signifie que l’immense majorité
des activité culturelles, sportives et sociales bénévoles
étaient organisée directement par celles et ceux qui les pratiquaient,
sans intervention particulière de l’Etat. Le secrétariat d’Etat
à la Jeunesse et aux Sports ne date que de 1936, et le ministère
de la Culture de 1959.
Les sociétés,
associations, ligues et fédérations étaient quasi-constitutives
de la sociabilité des anciennes classes moyennes, des notables locaux
. La création d’un ministère de la culture répond au
moins en partie au déclin de cette couche sociale, avec laquelle disparaît
ou s’atrophie la vie culturelle et scientifique bénévole, qui
n’existe plus qu’à l’Etat de caricature passéiste.
Mais un autre réseau
associatif s’est constitué de manière parallèle, autour
des partis et syndicats ouvriers. C’est une histoire qui commence avec les
bourses du travail et les chorales ouvrières, puis l’époque
des Jazz-Band L’étoile Rouge et des Sporting-Club La Prolétarienne,
jusqu’à l’organisation complète de la vie ouvrière par
le Parti Communiste, avec la lecture de Vaillant puis de Pif, les voyages
organisés avec France-URSS, les cités Lénine et les
stades Jesse Owen . Cette histoire qui commence dans l’auto-organisation
ouvrière, se termine dans la gestion par les municipalités
PCF des établissements sportifs et culturels – innombrables et richement
dotés en comparaison des équipement comparables dans les municipalités
de droite.
Autrement dit, plus
la gauche ouvrière s’est insérée dans la gestion de
l’Etat, moins le réseau associatif qui lui était lié
s’est auto-organisé. L’église catholique a joué, dans
certains secteurs, exactement le même rôle que le PCF . L’Etat-réseau
naît donc historiquement de l’imbrication de l’Etat – y compris les
« collectivités territoriales » – avec les réseaux
associatifs. Pourquoi y parvient-il ? Parce qu’ils sont intrinsèquement
liés à une composition de classe dépassé par
le mouvement du capital. De la même manière que l’Etat s’est
substituée aux anciennes classes moyenne – petite-bourgeoisie classique
– pour organiser la vie culturelle des nouvelles classes moyennes, il a substituée
à l’ancienne auto-organisation de la classe ouvrière pour ses
activités culturelles, son propre réseau, qu’il a baptisé
« social ».
Quand je parle de
composition de classe dépassée, cela ne signifie pas que la
classe ouvrière aie disparu – on sait que le nombre d’ouvriers d’industrie
a peu diminué – mais que sa centralité dans la processus de
valorisation du capital n’est plus aussi évidente. Démantèlement
des forteresses ouvrières, des quartiers ouvriers dans les villes
– avec substitution des classes moyennes, chômage massif dans l’industrie
lourde, etc. Si le PCF, et auparavant la SFIO, avec leurs syndicats respectifs,
de même que l’église catholique de manière plus indirecte
(le PS représentant la fusion de l’ex-SFIO avec la gauche chrétienne),
ont représenté la classe sous sa forme organisée ––
du moins la classe comme pôle travail dans la contradiction du capital
– ils n’existent plus aujourd’hui que comme institutions, que comme carcasse
de l’Etat-réseau. Les partis et les syndicats se vident de leurs militants,
donc de leurs financements, mais la place exclusive qu’ils occupent dans
les institutions – gestion de l’Etat, des organismes sociaux, des tribunaux
de prud’hommes, etc. – leur donne une certaine résilience. Mais le
désintérêt croissant pour les partis – voir l’abstention
aux élections, même après deux semaines de tapage électoral
– comme pour les syndicats – avec un taux de syndicalisation en chute libre,
une fragmentation syndicale extrême – montre qu’ils ne représentent
désormais plus qu’eux même, leur lien avec la classe étant
de plus en plus ténu.
La question des
financements est centrale dans ce processus. Après de nombreux scandales
auto-amnistiés, les partis politiques bénéficient désormais
d’un financement public – remboursement des frais de campagne – qui
vient se substituer à la disparition des revenus que constituaient
les cotisations et la presse – le PS au pouvoir est incapable de disposer
d’un quotidien, et l’Humanité est passée au « privé
». Autrement dit, ils sont entrés pleinement dans la forme réseau
qu’ils avaient eux-même institués. Ce ne sont pas les partis
qui ont conquis le pouvoir, mais le pouvoir qui a conquis les partis. Quand
aux syndicats, leur situation reste plus ambiguë, puisque leur financement
est largement public, mais que la transparence des comptes est un tabou,
un secret soigneusement entretenu, exception faite de la CGC . C’est donc
par le biais du financement que l’Etat prend définitivement le contrôle
des partis et des syndicats, qui en retour sont assurés, par le bocage
institutionnalisé – seuils électoraux, notion de « représentativité
» – d’un contrôle exclusif des institutions de l’Etat. Cette
monopolisation mutuelle les renforcent momentanément, mais ne fait
qu’entériner leur incapacité à représenter une
classe ou une couche sociale.
Surtout, et c’est
sans doute le point essentiel, la manière dont l’Etat finance les
partis et les syndicats s’apparente à une prise de participation dans
une entreprise, voire à un renflouage d’entreprise « trop grande
pour couler ». C’est-à-dire qu’elle fonctionne sur un mode capitaliste.
Dans la société capitalisée, c’est la seule forme possible
d’action politique.
II - L’Etat est-il
public ?
L’une des questions
centrales que pose Jacques Wajnsztejn dans sa critique , est celle de la
place du politique, du « bien public » dans l’Etat : «
Si derrière la mission de service public, il n’y a en fait qu’exploitation
des travailleurs de l’Etat, alors bien des luttes de ce secteur restent incompréhensibles
». Il est certain que les luttes d’enseignants ou d‘infirmières,
par exemple, diffèrent sensiblement des grèves d’ouvriers industriels
ou d’employés de la grande distribution, dans leur rapport au travail.
Les mouvements pour les « moyens » ou les « postes »
sont plus nombreux et plus importants que ceux dédiés aux salaires.
On peut essayer de relier la question des moyens à celle des conditions
de travail – plus de profs, plus d’infirmières, c’est moins de travail
pour chacun – mais c’est insuffisant pour expliquer ces mouvements, parce
que c’est nier leur argument central : celle de l’utilité sociale,
et plus encore, au niveau individuel, le désir de faire bénéficier
la collectivité de ses compétences. L’idéologie du service
public est retournée contre l’Etat comme une revendication. La limite
évidente de ces mouvements, c’est qu’ils restent dans cette posture
quelque peu schizophrène.
Il faut signaler
une limite importante, celle de la « crise des vocations » dans
l’éducation nationale. Dans une société où faire
des études n’est plus vraiment exceptionnel, où les fonctionnaires
ont vu leur pouvoir d’achat baisser de manière continue, il y a prolétarisation
des enseignants et perte de compétence – relativement au niveau général
de compétence (ou plutôt, au niveau d’incompétence généralisée
dans la société aliénée) ; le « stress
» de l’enseignant, avec ses manifestations connus – arrêts longue-maladie,
dépressions, suicides, maladies mentales, et plus couramment, toutes
sortes de tentative pour fuir le travail – l’indique clairement. De nombreux
jeunes enseignants se trouvent, dès leur début de carrière,
dans une situation classique d’aliénation, d’extranéité
totale de leur travail à leur vie. L’idéologie du service public
ne peut avoir de prise sur eux que comme justification sociale, sans affect
réel. Pour ceux-là, les seules revendications – en dehors de
celle, concrète, de la manière dont ils tentent de retrouver
la libre disposition de leur temps – ne peut être que dans l’amélioration
des conditions de travail et de salaire, bref, dans les revendications courantes
des travailleurs. Le seul compromis possible entre cette position «
individualiste » et celle d’enseignants « collectivistes »,
qui croient encore à l’utilité sociale de leur profession,
c’est précisément la revendication des postes et des moyens,
qui ne saurait masquer l’absence d’alternatives pédagogiques.
Il faut également
remarquer quelque chose de curieux dans partition des choses entre le «
privé » et le « public » : tout ce passe comme si,
le capital privé étant synonyme de valeur d’échange,
l’Etat serait synonyme de valeur d’usage, dont l’utilité évidente
n’aurait pas de prix. Rien de moins évident. Pour reprendre un exemple
simple que j’ai déjà évoqué dans un texte précédent
, l’alimentation générale n’est pas considérée
comme devant faire partie du service public, en dehors des cantines scolaires
– alors qu’il est évident que tous le monde doit manger – tandis qu’il
existe un certain attachement au service public de la poste – qui a été
privée jadis en France et qui l’est dans de nombreux pays. La liste
de ce qui est réputé d’intérêt général
ne fait que refléter la liste de ce qui est « public »,
c’est-à-dire, de ce qui est propriété de l’Etat. On
est effectivement dans le « discours que l’Etat tient sur lui-même
», dans le domaine de l’idéologie pure avec son arbitraire et
ses contradictions évacuées.
Néanmoins,
il peut lui arriver de déborder du cadre strict de l’Etat au sens
administratif pour s’étendre au secteur parapublic. Les grèves
d’archéologues pour la création d’un établissement public
en sont un bon exemple, leur ambiguïté résultant d’un
compromis entre les « techniciens » (ouvriers), dont une bonne
part sont en CDD ou l’ont été encore récemment, qui
se verraient bien « tous fonctionnaires » pour la sécurité
de l’emploi, et les « ingénieurs », plus intéressés
par les questions d’organisation nationale de l’archéologie et la
reconnaissance de leur activité de recherche. On pourrait sans doute
trouver des exemples comparables dans tout le vaste secteur parapublic.
Cette idéologie
du service public joue donc pleinement son rôle : elle s’appuie sur
un mouvement réel, sur l’affirmation d’une utilité sociale
– laquelle n’a d’ailleurs pas nécessairement de rapport direct avec
son utilité commune réelle (un ingénieur du nucléaire
ou un enseignant font parties du service public, mais leur utilité
réelle doit, pour le moins, être questionnée) – et lui
propose une « conscience ». Mais elle institue une contradiction
arbitraire, horizontale, public / privé, là où existe
une contradiction verticale, de classe entre employés et dirigeants
de l’Etat. Tant que l’Etat se positionne comme Etat-Providence, il y a plus
ou moins convergence entre l’affirmation de l’utilité sociale des
salariés du service public (leur socialisme, si j’ose dire), l’envie
de la classe intellectuelle / bureaucratique de diriger le capitalisme selon
ses propres normes (l’organisation totale de la vie sociale par l’Etat),
et la politique générale de l’Etat, c’est-à-dire de
ses dirigeants. Mais ce compromis repose sur la hausse continue de la dette
publique, nécessaire pour financer une telle politique. Dès
lors que l’Etat fait un « régime minceur », c’est-à-dire
qu’il décide de limiter la dette publique, donc de limiter les dépenses
publiques, il y a divorce entre ces trois tendances. L’utilité sociale
se trouve affirmée contre l’Etat présent – mais au nom de l’Etat
passé, donc sous une forme nécessairement ambiguë ; l’organisation
Etatique de la vie sociale n’est plus justifiée par le welfare, et
s’emballe dans une donquichotesque inflation répressive ; l’Etat révèle
clairement qu’il n’est pas usage, mais échange : « la santé
n’a pas de prix, mais elle a un coût », disait un ministre de
la santé…
Conclusion
Je renvoie au texte
suivant (L’Etat dans le mouvement capitaliste) pour la trame théorique
de fond de cette analyse sur le cas particulier de l’état-réseau
en France. Ce que l’on peut observer, c’est que la vie politique au sens
large, y compris la capacité d’auto-organisation au sein de la société
civile sur des objectifs communs, la vie associative au sens strict, a été
absorbée par l’Etat ou transformée en clientèle politique.
Il en va de même dans le cadre du service public, qui absorbe et met
au service de l’Etat le désir d’entraide, ou tout au moins, d’utilité
sociale, qui existe dans la société. Se manifestent alors deux
tendances, l’une marquée par le refus (désengagement politique
et syndical abstentionnisme, etc.), l’autre par la revendication du service
public et de l’entraide, même si c’est encore d’une manière
paradoxale parce qu’elle n’arrive pas à sortir de l’Etat. La première
forme tend à saper le fonctionnement du système – d’où
la multiplication de dispositifs « citoyens », de démocratie
« participative » ou de « proximité » pour
endiguer ce mouvement – mais, faute de se constituer réellement en
société contre l’Etat, lui laisse le champ libre. La seconde
forme exprime déjà, d’une manière confuse, le désir
d’une autre société, mais persiste à comprimer celle-ci
sous le carcan de l’Etat. Il reste à identifier le plus clairement
possible ces tendances et leur donner la possibilité de se donner
une forme et des objectifs clairs.
Nicolas, mai 2002
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