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Refus
du travail et conseils de travailleurs, au
delà d’une contradiction… Le
refus du travail Claude
Guillon, que je cite souvent, a publié dans « misère
de l’économie », un bref historique de la manière dont
les socialistes avaient abordé le problème du travail. Il
en ressort qu’en dehors de quelques théoriciens (Stirner, Lafargue)
et courants (les Surréalistes), la majorité des socialistes,
qu’ils soient anarchistes ou marxistes, étaient de farouches partisan-e-s
du travail, dont ils contestaient l’aspect aliéné et aliénant,
mais pas le principe même. Le refus du travail a surtout été
étudié a partir des années 70, à la fois par
des gauchistes (groupe Adret), des conseillistes. C’est dans le marxisme
autonome, dans le situationnisme et dans le post-bordiguisme qu’il prend
toute son ampleur. Il se répand également dans le milieu
anarchiste, dans lequel le situationnisme a (curieusement) bonne presse.
Après 68 en France et en Italie, l’absentéisme atteignit
des proportions énormes, qui fut considéré par les
marxistes autonomes comme l’une des causes de la crise du fordisme. Aujourd’hui,
la revue conseilliste Échanges considère le refus du travail,
quelque soient ses formes, comme une forme concrète de la lutte
des classes. Comme le chante Bernard Lavilliers : « dans le vestiaire
cradingue / cinq minutes volées / à la fumée, au bruit,
au désespoir » (Les Barbares). Le refus du travail est,
à mon sens, l’un des principes « cardinaux » qui définissent
aujourd’hui une position révolutionnaire, l’une des frontières
entre l’ancien et le nouveau mouvement. Effectivement
le droit à la paresse a été mis en pratique bien plus
tôt par les ouvriers, et ce n’est pas un hasard si Pouget considérait
la paresse comme une forme valable de sabotage. Léo Malet évoque,
dans la Trilogie noire, ce milieu d’ouvriers anarchistes, proches de l’illégalisme,
pratiquant sabotage et « piquant des macadams » en simulant
des accidents pour être payés sans travailler. Il a existé,
à mon sens, un décalage entre la pratique ouvrière
et la théorie socialiste. La clarification, c’est-à-dire
la théorisation du refus du travail et du droit à la paresse
(qui sont deux choses liées, mais bien distinctes), est un travail
amorcé, mais loin d’être fini et diffusé. Il
me semble plus important d’expliquer comment certains travailleur-se-s
ont pu - alors qu’ils savaient parfaitement à quel point le travail
est une torture (ce qui est son sens étymologique) - s’identifier
comme producteurs jusque dans leurs projections de la société
future (« fédération / association de libre producteurs
»). Tout d’abord, c’est une tendance, mais pas un absolu. Au contraire,
la base même de la conscience de classe, c’est le refus du travail,
qu’il soit réalisé ou désir inassouvi. Spectacle
et travail Plusieurs
raisons incitent sans doute certains travailleurs à refuser d’admettre
à quelque point bosser est abominable. La principale est sans doute
la résignation pure et simple. Le refus du travail, le désir
intense de consommation, la rébellion spontanée, sont plutôt
le fait des jeunes travailleur-se-s, avant qu’ils ne rentrent dans le rang
(même si cette attitude est partiellement ritualisée ou intégrée
comme la cuite du samedi soir et les sorties en boîte, « faut
que jeunesse se passe »). Fonder une identité sur la résignation
au travail, c’est sans doute pour la plupart des travailleurs, en l’absence
d’une issue claire, la seule façon de survivre dignement à
l’horreur du travail et refuser de reconnaître d’avoir gâché
sa vie. C’est à mon sens le sens le plus profond de la notion de
Spectacle, telle qu’elle a été développée par
les situationnistes. Loin de l’objectivisme et de l’économisme de
l’ultra-gauche, les situs ont étudié les aspects subjectifs,
la manière dont était vécu le rapport social capitaliste.
On a souvent voulu réduire cette notion à celle de domination
par les « mass-médias », ce qui lui retire toute sa
force : le Spectacle, c’est d’abord la représentation de la vie
actuelle comme une vie réelle, hors de la vie réelle. C’est-à-dire
qu’il comprend l’ensemble des représentations sociales considérées
comme des réalités, même si cette réalité
est souvent bien pauvre. Peut-on
pour autant voir dans cette acceptation passive d’une partie des travailleur-se-s
une forme « d’intégration » des travailleur-se-s au
capital ? Non, puisqu’ils en font partie, dès le départ :
par définition, ils existent comme travailleurs uniquement parce
que le rapport social capitaliste les identifie ainsi. Dans sa définition
économique, la force de travail est l’une des composantes du capital.
Or, deux aspects coexistent dans la classe et souvent dans chaque individu
: le refus du « système » et l’intégration à
celui-ci. Mais cette intégration passe également par la revendication
du droit de jouer un rôle dans celui-ci, le droit de gérer
celui-ci. L’intégration des syndicats à l’état, dans
la plupart des pays du monde, est une étape importante de l’institutionnalisation
de la classe ouvrière au sein du capitalisme. C’est également
le rôle de la social-démocratie, y compris sous sa forme bolchevique
et aujourd’hui gauchiste. Ce qui était une insuffisance des théories
socialistes dans la réflexion sur le travail est devenu un dogme
central de la social-démocratie : le travail libérateur,
doublé du fétichisme de la production. Ce dogme trouve sa
formulation la plus lapidaire dans la formule de Thorez (secrétaire
général du Parti Communiste Français) après
la seconde guerre mondiale : « camarades, retroussez vos manches
» ou encore dans ce slogan du PCF systématiquement resservi
aux mineurs dans les années 50 : « c’est vous qui avez bâti
la France ». La social-démocratie, sous ses formes variées
(y compris dans le gauchisme actuel) n’a jamais trahi la classe ouvrière,
mais défend les ouvrier-e-s tout en les confortant dans le rôle
de travailleur-se-s, de producteur-e-s au sein du système capitaliste.
Évidemment, ce rôle est à l’opposé de la lutte
contre le système et de la « nécessaire critique du
travail ». Mais
considérer que la classe est intégrée au capitalisme
parce que les organisations qu’elle a créée jadis sont aujourd’hui
des piliers du système reviendrait à dire que la lutte de
classe n’existent que dans les mots d’ordres des organisations «
ouvrières ». Autrement dit, il faut comprendre l’autre face
du processus, comment agit la volonté de rompre avec le capitalisme. Drame
de la conscience de classe Les
travailleurs, pour sortir du capital, doivent se nier en tant que classe
(« autonégation du prolétariat »). Si l’objectif
visé est la création d’une société sans classe
et que seule la classe de ceux qui ne possèdent rien (prolétariat,
au sens strict) peut réellement désirer cette société
là, alors il faut réussir le grand saut qui mène une
classe à s’affirmer en tant que telle et, dans un même mouvement,
à se dissoudre pour ne plus exister. La société sans
classes, par définition, ce n’est pas une société
de prolétaires mais une société sans prolétaires.
Mais ce mouvement social ne se produit pas seulement au niveau de la définition
économique, mais aussi du vécu, des attitudes. Dans
le capitalisme, le travailleur a généralement intérêt
à ne pas prendre plus de responsabilités que ce qu’on lui
octroie, et apprend rapidement que toute participation de sa part n’est
qu’une étape supplémentaire dans son acquiescement tacite
à l’exploitation qu’il subit. Son attitude générale
par rapport au travail est déterminée par cela (et c’est
sans doute ce rapport au travail qui oppose le plus clairement les «
couches moyennes » aux « ouvriers » au sein du prolétariat,
autre question à creuser). Mais dans une société libérée
du capitalisme, le même « travailleur » est amené
changer son attitude, à prendre des initiatives sur la manière
même de travailler. Se nier en tant que classe n’est pas seulement
une formule théorique, mais un changement profond dans la pratique. L’identité
ouvrière est donc une détermination imposée de l’extérieur,
comme le sexe ou la nationalité, et que l’Individu-e doit s’en libérer
consciemment. Mais cette libération consciente est elle-même
problématique, précisément parce qu’il s’agit de sortir
d’un rapport social. L’Individu-e conscient-e des déterminations
qui s’imposent à lui cherche à leur échapper, mais
il se retrouve face à elles dans toute son existence, dans sa réalité
sociale, dans la manière dont il est perçu, etc. Il ne peut
sortir de la détermination qu’en détruisant le rapport social
lui-même, et non seulement en prenant conscience de celui-ci. Et
ce rapport social, il ne peut – par définition – le détruire
seul. On
approche alors du cœur du problème de la révolution sociale.
Entre le moment où un-e Individu-e prend conscience des rapport
sociaux qui le déterminent et le moment où ces rapports sociaux
sont détruits, il peut se passer un certain temps, puisqu’ils ne
s’achèveraient d’après les « prédictions »
que par la révolution sociale totale : on peut pour le moins constater
qu’elle n’a pas encore eu lieu ! Autrement dit, cet-te Individu-e se trouve
sans cesse confronté-e à une situation qui est d’autant plus
abominable qu’il / elle la perçoit clairement, sans le secours d’un
quelconque « opium du peuple » politique ou religieux. Il /
elle va alors chercher à agir sur la situation, d’une manière
ou d’une autre. La participation, sous une forme ou une autre, à
un groupe révolutionnariste / rupturiste est une tentative pour
agir sur sa propre vie. Mais
cela ne prouve ni que les groupes révolutionnaires servent à
quelque chose, ni qu’ils ne seront pas dangereux en définitive pour
la révolution elle-même (« la révolution n’est
pas une affaire de parti », selon la formule d’Otto Rühle).
L’activisme, la polémique, etc. sont porteurs d’un antagonisme entre
l’utilité qu’on leur attribue (précipiter la rupture révolutionnaire
/ accroître la conscience de classe / former des cadres révolutionnaires
/ etc.) et son rôle actuel d’occupation, de course contre le temps,
de désir d’être utile à l’humanité, etc. C’est
« le militantisme, stade suprême de l’aliénation
» (selon le titre d’une brochure célèbre). Il
y a donc une contradiction entre le mouvement réel et nécessaire
qui amène des Individus à se regrouper autour d’un projet
révolutionnaire, et l’impossibilité de réaliser ce
projet tout de suite, ou même dans un délais prévisible.
Cette contradiction est lourde d’implication, parce qu’elle amène
à rechercher des raccourcis, soit en allant plus vite (activisme,
lutte armée), soit en essayant de raccourcir le chemin, par exemple
en proclamant que le capitalisme est au bord de l’effondrement (trotskisme,
ultragauche). Cette contradiction que chaque groupe cherche à résoudre
à sa manière, ne peut trouver sa solution que dans la réunion
entre le désir de changement et le changement réalisé,
c’est-à-dire dans la révolution en mouvement. Pourquoi
des conseils de travailleurs ? Marx,
précisemment, a montré pourquoi et comment le prolétariat
était la seule classe révolutionnaire, et même qu’il
n’existait comme prolétariat qu’en étant révolutionnaire
(la « classe pour soi ») : parce que le système capitaliste
repose, en dernière analyse, sur le produit du travail qu’il s’approprie.
C’est ce qui est résumé dans un slogan fameux : «
le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ». Les conseils
de travailleurs ont donc pour fonction de combattre le capitalisme là
où il se situe réellement, c’est-à-dire sur le lieu
même de l’exploitation. Il ne s’agit pas seulement de contrôler
la production, d’organiser soi-même le travail, mais bien de briser
le capital comme rapport social, comme manière d’organiser la société. On
peut remarquer que la Commune de Paris, qui constitue le modèle
de la prise du pouvoir par la classe ouvrière pour Marx, n’a pas
réellement brisé le cadre du capitalisme. L’un des éléments
les plus troublant, par exemple, c’est que la Bourse de Paris n’a jamais
été fermée, même si le volume d’activité
a diminué. A l’inverse, durant les révolutions conseillistes
des années 1917-1921 (Allemagne, Russie, Italie), les conseils de
travailleurs ont réussi a prendre le contrôle de la production,
mais pas à détruire l’appareil d’état. C’est ce double
problème qu’il faudrait dépasser… à la prochaine. Il
faut noter que dans l’esprit des conseillistes allemands, le conseil de
travailleurs n’est pas un conseil d’entreprise, mais la réunion
des délégués mandatés par les conseils d’entreprises
au niveau d’une ville ou d’une région. Sa compétence n’est
donc pas restreinte au contrôle de l’entreprise, mais à tous
les aspects de l’activité révolutionnaire. En Italie, les
conseils d’usine rassemblaient non seulement les ouvriers, mais aussi l’ensemble
des personnes qui en dépendaient, y compris les boutiquiers du quartier.
Il faut rappeler que cette organisation était liée aux «
forteresses ouvrières » qui structuraient toutes la vie de
la ville. D’autre part, toujours pour les conseillistes allemands, les
conseils de travailleurs doivent être complétés par
des conseils de consommateurs, garantissant la distribution des biens.
Cette notion peut facilement être étendue au duo conseil de
travailleurs municipaux / conseils d’habitants, pour ce qui est de la gestion
de la ville, mais il ne peux remplacer les premiers. Enfin,
last but not least, « tout le pouvoir aux conseils de travailleurs
» dit bien ce qu’il veut dire. Il s’agit effectivement d’exclure
les non-travailleurs, c’est-à-dire les capitalistes, les bureaucrates
et la petite bourgeoisie. C’est bien de la dictature du prolétariat
qu’il s’agit. Opposant la conception anarchiste des conseils au bolchevisme,
l’anarchiste allemand Eric Mühsam écrivait dans «
La société libérée de l’état »
: « Les anarchistes son avisés, qui utilisent aussi peu
que possible l’expression de dictature du prolétariat, bien qu’une
juste compréhension du concept de Conseil, excluant toute arrière-pensée
sournoise, ne puisse guère entendre autre chose par ce terme que
la répression par la classe prolétarienne des résistances
à la révolution prolétarienne. (…) La dictature révolutionnaire
d’une classe contre l’autre est indispensable au cours du combat, mais
cette dictature n’est pas autre chose que la révolution elle-même
». Les
deux conceptions, pouvoir des conseils contre pouvoir du parti, se sont
heurtées violemment à Krondstadt en 1921. Quand on lit les
« Nouvelles du conseil de Kronstadt », on ne trouve rien de
spécifiquement anarchiste, mais un seul mot d’ordre : «
tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats rouges ».
On trouve la même exigence exprimée dans l’insurrection makhnoviste.
Le pouvoir des conseils de travailleurs s’oppose donc au pouvoir d’un parti
distinct de la classe elle-même. C’est la société réunie
avec elle-même, la fin de la séparation entre société
et état, et par là-même la fin de l’un et de l’autre
en tant qu’entités. Les
conseils constituent la forme de base de toute lutte autonome, sous différents
noms (comités de grèves, coordinations, assemblées
générales, etc.). En soi, leur existence est liée
à la lutte de classe, sans avoir forcément une orientation
révolutionnaire. Mais ils constituent une forme essentielle de réappropriation
de la vie quotidienne, du pouvoir de décision, d’autonomie de l’individu
confronté, souvent pour la première fois, à la possibilité
de prendre une décision importante, au droit d’exprimer un avis.
Briser la servitude volontaire. Problèmes
posés par les conseils de travailleurs Il
faut examiner de plus près l’idée selon laquelle les conseils
de travailleurs sont aujourd’hui disqualifiés par la disparition
de la valeur travail. Cela revient à prouver que le capitalisme
ne reposerait plus aujourd’hui sur la production, ou que celle-ci ne repose
plus sur le travail. Car en dehors de cela, ce n’est pas parce que les
travailleuses ne s’identifient pas à leur travail que la question
de la destruction du capitalisme sur le lieu même de sa production
ne se pose pas : au contraire, c’est même cette non-identification
qui est subversive. Je
ne crois pas que les travailleuses aient jamais beaucoup adhéré
à la valeur travail, et quand elles l’ont fait, c’est en créant
ce masque d’illusions qui seul permet d’affronter la misère de la
vie quotidienne - le Spectacle. Dans les années 30, les ouvriers
russes molestaient volontiers les Stakhanovistes, et plusieurs d’entres
eux furent mêmes assassinés, en raison de leur adhésion
au système d’intensification du travail. D’autre part, l’analyse
sur la fin du modèle des classes moyennes ne fonctionne que dans
le « premier monde » occidental, mais pas vraiment dans les
autres pays, et notamment dans les pays du « tiers-monde »,
où les paysannes pauvres et les ouvrières agricoles savent
parfaitement que le travail est une torture (c’est son sens étymologique
!). C’est
également ce que je voulais dire en disant que les “ couches moyennes
” différaient des autres travailleurs dans leur rapport au travail.
Ceux qui parviennent, à l’issue d’études, à atteindre
le métier qui correspond à la formation qu’ils ont choisis,
peuvent trouver une certaine forme d’adéquation entre leur travail
et leur activité, s’accomplir dans la réalisation de leur
travail, le trouver intéressant, et même utile. Mais quand
on passe sa journée à répondre au téléphone
sans interruption (call centers), à nettoyer les couloirs
du métro ou a couper la canne à sucre, c’est déjà
beaucoup plus difficile… Une
fois de plus, l’idée de conseils de travailleurs n’est donc pas
liée à un mythe du producteur - même s’il n’est pas
exclu que ce mythe ait pu jouer un rôle pour certains conseillistes
- mais à la recherche par les travaillleurs eux-mêmes, au cours
des révolutions du XXe siècle, de trouver une
forme d’organisation qui leur permette de prendre leur vie en mains, de
ne pas déléguer l’organisation de la société
aux syndicats ou au parti, fusse-t-il anarchiste ou communiste. Il ne s’agit
pas pour autant d’une panacée, puisque jamais les conseils n’ont
été victorieux. On peut réfléchir sur les raisons
de cet échec. Deux
problèmes essentiels se sont posés aux conseils de travailleurs
: primo, ils ont servi de marche-pied aux partis sociaux-démocrates
(SPD, USPD, KPD en Allemagne, Bolcheviks en Russie, PSI en Italie). Secundo,
ils ont été cantonnés dans un rôle purement
de conseils d’usines (façon autogestion Yougoslave ou révolution
polonaise de 1956). Le premier problème est particulièrement
crucial. C’est à peu près ce que j’exprimais dans un texte
précédent destiné à un camarade du Réseau
de discussion internationaliste : le problème n’est pas de prendre
le pouvoir, mais de faire en sorte qu’il ne soit pas pris. Dit comme cela,
c’est simple. Dans la pratique, c’est beaucoup plus compliqué, parce
que grande est la tentation de prendre le pouvoir pour qu’il ne soit pas
pris par d’autres, ou de créer des organisations anti-organisations
(comme le suggère Paul Mattick). Il faut remarquer que les conseils
se sont toujours affirmés contre les partis (le cas de l’Allemagne
est assez parlant). Aujourd’hui, c’est l’une des questions plus complexe
à laquelle nous devons répondre. L’autre
problème est plus ou moins lié au premier. Ne pas se laisser
cantonner dans les questions de contrôle de la production, dans la
sphère purement économique, c’est déjà poser
la question du pouvoir, la question politique (c’est en gros ce que Bordiga
reprochait aux conseils). Par contre, cela pose une série d’autres
questions : comment organiser une société mondiale sur la
base des conseils. On peut se rassurer en se disant que, quelques soient
les difficultés, ça ne peut pas être pire que ce que
font les capitalistes ! Mais ça n’est pas absolument sûr :
l’expérience russe montre exactement le contraire. On peut parfaitement,
au nom du communisme, instaurer une forme de capitalisme pire que les autres,
encore plus absurde et ubuesque. (cf. témoignage de Victor Serge). Cette
tendance à rester sur le seul terrain économique se double
d’une tendance à s’en tenir au stade local ou régional. Elle
porte donc en elle la menace du localisme, alors que les problèmes
à résoudre sont par nature mondiaux. C’est également
la critique principale à l’encontre du fédéralisme
: il insiste sur le niveau local au dépens du niveau global. Il
faut donc aujourd’hui poser la question de savoir comment trouver une forme
d’organisation pratique de la révolution qui détruise de
fond en comble le système capitaliste au niveau même des rapports
sociaux, qui ne se cantonne pas sur le terrain économique mais occupe
l’ensemble des lieux de la vie, qui ne cherche pas la prise du pouvoir
mais sa destruction au niveau mondial. Ne
travaillez jamais ! Le
projet révolutionnaire fondé sur les conseils de travailleurs
n’est, en tant que tel, un projet de société. Il nous faut
toujours résoudre le problème, relevé par Gilles Dauvé
(Back to the S.I.), de la contradiction chez les Situationnistes,
entre « Ne travaillez jamais » et « Tout le pouvoir aux
conseils ouvriers ». Cette
contradiction est en partie résolue si l’on examine les choses dans
le sens du mouvement réel. Nous sommes dans une société
fondée sur le travail et nous aspirons à en sortir, non seulement
à abolir le travail salarié, mais aussi et surtout à
émanciper l’humain du travail. J’aurais donc tendance à penser
que si « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des
travailleurs eux-mêmes », cette émancipation est d’abord
et avant tout une émancipation des contraintes du travail. Les prolétaires
se niant en tant que prolétaires s’affirment en temps qu’Individu-e-s
libres. Le droit à la paresse, le refus du travail expriment exactement
cette idée, dans les termes les plus concrets : on cesse d’être
un travailleur en cessant de travailler. L’expérience
russe a montré à quel point il ne suffit pas de détruire
la bourgeoisie pour détruire le capitalisme. Celui-ci réside
avant-tout dans un rapport social, un rapport d’exploitation et d’aliénation.
Le refus du travail, c’est donc la forme pratique la plus simple et la
plus directe de lutte contre ce rapport social. Il s’exprime collectivement
dans la grève, individuellement dans l’absentéisme ou la
recherche de temps libre dans le temps de travail. Le mouvement ouvrier,
même sous sa forme la moins critique par rapport au travail, a toujours
fondé ses espoirs sur l’automation généralisée
des tâches, ce qui exprimait indirectement la même idée
(ou, plus probablement, concrétisait une sorte de compromis entre
l’aspiration des travailleurs à ne plus travailler et le travaillisme
impénitent des réformateurs sociaux). Nous
nous trouvons aujourd’hui devant un paradoxe entre cette idée d’automation
généralisée et la difficulté à la réaliser
d’une manière compatible avec un développement durable, avec
une préservation de l’environnement (ce qui amène les communistes-primitivistes
à proposer l’élimination pure et simple de la technologie).
C’est un problème réel, sur lequel il nous reste à
réfléchir sérieusement. Il
avait été posé sous une autre forme au début
du siècle précédent dans les débats entre socialistes
et anarchistes-individualistes néomalthusiens. Ces derniers soutenaient,
à la suite de Malthus, que l’Humanité proliférait
d’une telle manière que la production ne pourrait jamais suffire
à la nourrir toute entière, et proposait l’usage de la contraception
comme remède. Les socialistes considéraient que la production
suffirait si elle n’était pas entravée par les capitalistes
pour leurs propres profits. L’étude comparée de la propagande
néo-malthusienne et des courbes de natalité montrent que
les ouvrières ont largement écouté le sage avis des
Individualistes, malgré les morigénations pudibondes et natalistes
des socialistes. Aujourd’hui, le problème se pose au niveau mondial
: on peut envisager plus facilement une croissance technologique non-destructrice
à condition qu’une révolution démographique amène
progressivement l’Humanité à un nombre plus restreint d’individus.
Les femmes du tiers-monde ont tout à y gagner. La
question du lien entre préservation de l’environnement et automation
généralisée semble pouvoir être résolue
à condition que l’environnement, c’est-à-dire en définitive
la santé et la qualité de vie des Individues, soit posé
comme un impératif essentiel. Mais l’automation généralisée
pose un second problème : née de l’antagonisme entre travailleurs
et capitaliste (une machine ne fait jamais grève), elle n’a jamais
libéré les travailleurs, mais les a éliminé
de la production (chômage massif) et aliéné de plus
en plus, en les dépossédant de tout contrôle sur leur
propre activité, en éclatant le savoir-faire. La division
du travail a joué un rôle néfaste. Croire aujourd’hui
en les bienfaits unilatéraux de la machine et de l’automation paraît
non seulement illusoire, mais surtout contraire au rejet massif dont elle
fait l’objet par les travailleurs eux-mêmes. Ce
rejet est contradictoire, puisqu’il ne s’agit pas d’un refus de la technologie
(qui est au contraire bienvenue dans la vie quotidienne), ni d’une revendication
d’un retour aux formes antérieures du travail (tout aussi aliénantes
et souvent plus fatigantes physiquement, sinon nerveusement). Cette contradiction
est au cœur du problème de la technologie. Elle se trouve également,
ce qui est logique, au cœur de la lutte de classe. L’inégalité
dans la répartition du progrès technique dans la vie quotidienne
et l’omniprésence de celle-ci dans le travail - au moins dans les
pays « industrialisés » - sont des aspects eux-aussi
contradictoires, mais essentiels du capitalisme. Cette
contradiction (rejet de l’automation / désir de progrès technologique)
ne peut se résoudre de manière abstraite, a priori, même
si on ne doit pas la négliger. Elle constitue l’un des éléments
dynamiques de la société future, l’une des questions qu’elle
devra résoudre, l’un des moteurs du débat démocratique.
Elle ne peut donc trouver de solution que dans le mouvement réel
de la société. La révolution n’est pas seulement un
moment, et la société future n’est pas un but figé,
mais une évolution permanente, une révolution en permanence. Les
aspirations des travailleurs et travailleuses actuelles (ne plus travailler,
ne plus être esclave des grossesses répétées,
ne plus être l’utilisateur passif des machines, bénéficier
du progrès technique) portent en elles, comme une vue en négatif,
la société future, dans toute sa complexité et ses
propres contradictions. C’est ainsi que les travailleuses et travailleurs
portent dans leurs revendications et même leurs frustrations quotidiennes,
non seulement la négation du capitalisme, mais leur propre négation
en temps que travailleuses et travailleurs. Nicolas
(Mai 2000) |