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(1) ATTAC (2000), Les paradis fiscaux,
Mille et une nuits.
(2) les informations sont extraites
de leur site internet, qui constitue
une bonne documentation sur la question. C'est un site de capitalistes
qui s'adressent aux capitalistes, sans demi-mesure.
(3) Philippe Baqué (1999),
Un
nouvel or noir, pillage des œuvres d'art en Afrique, Paris-Méditerranée.
(Philippe Baquet est journaliste au Monde Diplomatique)
(4) UR Rhône-Alpes de la FA
(1996), Mondialisation du capitalisme et lutte de classe, Analyse anarchiste
de l'évolution de l'état, du capitalisme et des perspectives
de révolution sociale, Éditions du Monde Libertaire.
(5) Le Monde du 21 novembre
1998.
(6) in Les paradis fiscaux,
p. 16.
(7) in Les paradis fiscaux,
p. 99.
(8) in Les paradis fiscaux,
p. 58.
(9) pour une critique de l'usage abusif
du mot mondialisation : De la "Mondialisation
du capitalisme" à la "Mondialisation" : une simple question de vocabulaire
?
(10) ATTAC 2000, Tout sur ATTAC,
Mille et une nuits.
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Les
paradis fiscaux,
le néoréformisme
et le rôle
de l'État
dans le
nouvel ordre mondial
Depuis quelques temps, la question
des paradis fiscaux agite la gauche néoréformiste.
La presse française, notamment L'Humanité et Le
Monde Diplomatique, y ont consacré plusieurs articles ces derniers
mois. L'association ATTAC vient de publier aux éditions 1001
Nuits un petit livre consacré à ce sujet (1). Celui-ci,
qui bénéficie d'une importante couverture promotionnelle,
propose une étude du phénomène d'évasion fiscale,
rédigée par le conseil scientifique d'ATTAC, et publie un
large extrait du rapport parlementaire français sur le Lichtenstein,
qui occupe la moitié des cent pages du livre. On aurait peine à
trouver une divergence de fond entre ces deux analyses. Il est vrai que
cette question intéresse depuis plusieurs années les états
de l'Union Européenne. Aujourd'Hui, la France semble envisager sérieusement
des sanctions contre la principauté du Lichtenstein, l'un des principaux
pôles d'attraction de l'évasion fiscale en Europe en raison
de son secret bancaire réputé plus inviolable que celui de
la Suisse. Le Royaume-Uni, pour sa part, a déjà fait le ménage
depuis 1998, en faisant pression sur les îles anglo-normandes. La
société FINOR, spécialisée dans le conseil
et l'aide à la création de sociétés "offshore"
recommande à ses clients : "de ne plus recourir aux territorialités
britanniques (Ile de Man, Jersey, Guernesey, Iles des Caraïbes, etc...)
pour la création de leur société ni pour l'ouverture
ou le maintien de comptes bancaires. Bien que ces juridictions aient été
des paradis fiscaux privilégiés de longues années
durant, ils ne sont plus aujourd'hui la solution appropriée à
la protection de votre patrimoine du fait des réformes législatives
en cours dans les pays membres de l'Union Européenne." (2).
On
ne saurait être plus clair. Au demeurant, la même société
recommande à ses clients de s'installer en Grande-Bretagne pour
la création de sociétés, en raison d'une législation
plus avantageuse qu'en France.
Qu'est-ce qu'un
paradis fiscal ?
Chaque pays apparaît
donc aux yeux des capitalistes comme un ensemble de caractéristiques
techniques, constituant une offre plus ou moins adaptée à
leurs besoins. Le principe de base du offshore, c'est d'implanter, de manière
plus ou moins fictive, son entreprise dans un pays possédant une
législation fiscale appropriée, c'est-à-dire la plus
légère possible. Le choix d'implantation se fait en fonction
de plusieurs critères : stabilité politique et économique,
infrastructures techniques et bancaires, flexibilité de la législation,
système d'imposition. On notera bien le premier critère,
qui correspond aux attributions classiques de l'État : assurer un
ordre propice au bon développement des affaires. Mais les autres
critères son intéressants à analyser, notamment la
législation idéale tels qu'elle est définie par la
société FINOR déjà évoquée :
"Celle-ci
doit être moderne et flexible, adaptée au affaires internationales
: faible capital de départ, obligations d'enregistrement non nécessaires
ou limitées au strict minimum, possibilité de tenir les conseils
d'administration et les assemblées générales d'actionnaires
partout dans le monde, possibilité d'émettre des certificats
d'actions au porteur, possibilité d'absence de tenue de comptabilité,
possibilité de nommer des administrateurs ou actionnaires mandataires
professionnels, garantie d'une complète confidentialité quant
aux affaires du client."
Autrement dit, elle doit être
adaptée aux principes du blanchiment de l'argent issu d'activités
non-officielles, puisqu'il est absolument impossible dans ces conditions
de tracer la provenance et la destination de l'argent. On sait que les
principaux trafics couverts par ce système sont la drogue et le
pillage de l'art africain (3), c'est-à-dire des secteurs criminalisés
depuis relativement peu de temps et qui font l'objet d'une tolérance
active dans les plus hautes sphères des états du "premier
monde". Mais plus généralement, cette législation
idéale doit permettre aux entreprises d'échapper à
une fiscalité jugée trop lourde et trop inquisitrice.
Ces caractéristiques ne concernent
que certains types de sociétés, plus particulièrement
celles qu s'occupent de commerce et de service, d'assurance, de banques,
des compagnies maritimes, ou les sociétés d'investissement,
autrement dit de groupes capitalistes qui fondent leur richesse sur des
activités non-productives. Mais les autres ne fonctionnent pas autrement,
elles recherchent simplement d'autres conditions. On connaît le cas
de Nike et de Totalfina avec l'Indonésie. Les critères
sont alors ceux du dumping social (stabilité politique, faible organisation
de la classe ouvrière, faibles salaires et charges, disponibilité
de la main d'œuvre) ou écologique (faible législation sur
les activités polluantes ou destructrices). Il existe également
un dumping de compétences (haute technicité pour de faibles
salaires), dont l'Inde est un cas connu : les sociétés informatiques
y emploient des développeurs bien formés pour des salaires
très inférieurs à leurs équivalents américains
ou européens. L'offre d'un pays peut également tenir à
la disponibilité des matières premières ou la facilité
des transports. On touche ici à la définition même
de l'État dans la phase actuelle de développement du capitalisme
: une société de services fondée sur une territorialité
et une population (4). Ce phénomène existait déjà
au niveau national, avec une concurrence entre les villes, exacerbée
par le système des zones franches et des zones industrielles. Il
n'a donc fait que se développer au niveau planétaire.
Une guerre pour
la conquête du marché fiscal
Pourquoi donc les états
européens ont ils décidé de s'attaquer aux paradis
fiscaux, en commençant par ceux sur lesquels ils peuvent effectivement
faire des pressions, comme les îles anglo-normandes ou le Lichtenstein
? La raison principale de cette mobilisation est d'ordre financier : le
manque à gagner lié à l'évasion fiscale est
énorme. Il se créerait actuellement au monde 140 000 sociétés
offshore par an. En 1998, lorsque le gouvernement britannique s'est attaqué
aux îles anglo-normandes, les sommes déposées dans
ces paradis fiscaux atteignaient 350 milliards de livres, soit près
de la moitié du Produit Intérieur Brut annuel britannique.
Un tiers provenait du Royaume-Uni (5). En France, ce manque à gagner
est estimé à 250 milliards de francs (6). Autrement dit,
les États se livrent une véritable guerre économique
destinée à maintenir leurs rentrées fiscales. De ce
point de vue, le monde est un vaste marché fiscal, dans lequel chaque
pays tente de se tailler la meilleure part.
Ces recettes fiscales ont deux objectifs
: faire vivre la bourgeoisie publique (élus et hauts fonctionnaires)
et permettre à l'État de tenir ses promesses vis-à-vis
de ses clients privés, en terme d'équipement, de subventions
aux entreprises, de paix sociale, etc. Dans le "nouvel ordre mondial",
la rivalité entre états se trouve exacerbée, puisqu'aux
conflits territoriaux s'est ajoutée la concurrence pour la captation
d'entreprises génératrices de recettes fiscales. Or, les
paradis fiscaux sont des pays qui, en offrant des conditions particulières,
se posent en moins-disant fiscaux. Cette tactique est payante pour eux,
car elle permet à des états dépourvus de matières
premières, d'un territoire étendu et d'une population importante,
de rivaliser économiquement avec les "grands" en axant leur développement
sur la mise à disposition de banques ou de cabinets juridiques.
Au Liechtenstein, comme le signale le rapport parlementaire français,
8 députés sur 25 sont avocats ou liés à des
structures financières (7) : la collusion entre bourgeoisie "publique"
et privée est ici totale. Mais cette divergence d'intérêts
rend ces pays dangereux pour les États qui vivent, au contraire,
de leurs revenus fiscaux. Ainsi, le rapport parlementaire français
met en avant la menace suivante : "Le Lichtenstein pourrait constituer
un premier cas d'application de cette législation qui ne sera toutefois
pleinement efficace que lorsque sera adoptée par l'ensemble des
pays industriels afin de mettre au ban de la communauté internationale
les États qui ne méritent pas d'y être intégrés"
(8).
La "mondialisation du capitalisme"
(9) repose effectivement sur un double principe : l'émergence d'un
super-état mondial, jouant exactement le même rôle de
société de services, spécialisé dans l'arbitrage
de conflits et le maintien de l'ordre ; parallèlement, le maintien
(voire la multiplication) des états nationaux, permettant aux entreprises
de choisir les meilleurs conditions avec une offre suffisamment variée.
Dans le cas des paradis fiscaux, le rôle du super-état mondial
serait donc de garantir les droits des entreprises-état les plus
puissantes en mettant au pas les rivaux les plus agressifs.
ATTAC, le miroir
idéologique du capitalisme d'économie mixte
Pourquoi ATTAC s'intéresse-t-elle
d'aussi près aux paradis fiscaux ? Autrement dit, quel rôle
vient jouer la gauche néoréformiste dans cette guerre économique
entre états pour le contrôle du marché fiscal ? La
première réponse, telle qu'elle apparaît dans les textes
de cette association, vient d'une logique prospective sur la faisabilité
de la fameuse Taxe Tobin sur les transactions financières. Comment
taxer les transferts de capitaux si ceux-ci échappent pour l'essentiel
à l'attention des organismes chargés de recouvrer cet impôt
? De ce point de vue, les néoréformistes sont simplement
conséquents avec eux-mêmes. Mais il est tout de même
intéressant de constater une telle convergence de vue entre une
commission parlementaire et une association qui se proclame indépendante.
Dans une analyse matérialiste,
cette prise de position apparaît nettement comme un habillage idéologique
au service des intérêts de classe du capitalisme d'état,
c'est-à-dire des élus et des haut fonctionnaires qui tirent
leurs ressources de la fiscalité, et du capitalisme d'économie
mixte, c'est-à-dire des capitalistes privés possédant
des entreprises domiciliées en France, qui acceptent d'être
soumis à une forte pression fiscale en échange d'importantes
subventions (y compris sous la forme d'allégements fiscaux ou de
primes à l'emploi précaire) et de la conquête de marchés
publics, voire des privatisations. Ils ont donc intérêt à
ce que l'État français bénéficie de revenus
importants, sous peine de voir se tarir la manne. Une partie des capitalistes
privés est donc susceptible de faire corps avec leurs homologues
publics pour combattre l'évasion fiscale. Ils y sont d'autant plus
poussés que, plus la perte de capitaux est importante pour l'État,
plus la pression fiscale sur leur entreprise risque d'augmenter. Les élus
territoriaux (municipaux, départementaux ou régionaux), qui
forment une couche importante de la bourgeoisie publique, sont également
intéressés au maintien sur place des entreprises, pour des
raisons multiples : fiscalité, système des marchés
publics, liens sociaux directs.
La position d'ATTAC se ressent très
fort de ses liens à la fois avec les partis de gouvernement (particulièrement
le PCF) et les élus territoriaux : une région (Limousin),
un département (Seine-Saint-Denis) et 64 villes, principalement
communistes et socialistes, sont adhérentes d'ATTAC en tant que
personnes morales, comme le révèle l'autre livre paru récemment
aux 1001 nuits, Tout sur ATTAC (10). On comprend mieux dans ces
conditions le discret chauvinisme d'ATTAC, qui, sans donner dans le nationalisme
agressif, considère l'existence des États et des frontières
comme
allant de soi, et défend le maintien des entreprises "au pays" (la
souveraineté alimentaire des peuples prônée par la
confédération paysanne étant une manifestation de
cette approche), remake du Produisons français et du Achetons
français du PCF d'antan. Par une chaîne d'imbrications,
sur laquelle l'analyse de la composition réelle d'ATTAC serait sans
doute éclairante, l'association se retrouve à soutenir exactement
les mêmes positions que l'état, tout en donnant une coloration
plus militante, plus revendicatrice.
Par ses positions hyper-étatistes,
favorables à l'intervention de l'État dans l'économie,
donc au capitalisme d'économie mixte, ATTAC constitue un bon vecteur
de diffusion idéologique pour regagner le terrain perdu par la bourgeoisie
publique ou parapublique face à l'offensive du privé représenté
par le courant néolibéral. Elle se positionne ainsi sur la
ligne de front dans une guerre entre l'État et le capital privé,
guerre larvée en raison de la nécessaire complémentarité
entre les deux. Il n'est pas nécessaire pour cela que les militants
en soient conscients puisqu'il s'agit d'une entreprises idéologique,
voire "spectaculaire" au sens situationniste.
État
ou service public ?
Le mensonge idéologique
qui sert de fondement au capitalisme d'économie mixte, c'est l'amalgame
entre état et service public. L'état n'est pas public, malgré
les apparences, et il n'est pas une abstraction. Il est constitué
par une classe d'individus, dont le pouvoir repose en définitive
sur l'usage de la force ("L'État, c'est une bande d'hommes armés",
selon l'expression d'Engels). Cette classe se compose à la fois
de politiciens et de bureaucrates, la délimitation étant
souvent floue (en France, l'ENA forme à la fois les dirigeants politiques,
les hauts fonctionnaires et les patrons d'entreprises liées à
l'État).Elle se constitue autour d'un intérêt commun
au maintien du système dont ils sont les principaux bénéficiaires.
Le fait d'assumer un certain nombre de tâches définies comme
étant des services publics fait aujourd'hui simplement partie de
l'offre proposée aux entreprises par l'État. Quel est le
portrait de la France sur le marché mondial des implantations d'entreprises
: un équipement structurel (transports, énergie), une population
en état de travailler (paix sociale, contrôle social, système
de santé, scolarisation), un environnement idéal pour les
cadres (sécurité, tourisme, culture). Le service public est
donc parfaitement instrumentalisé dans ce processus, puisqu'il vise
en définitive non pas à la satisfaction de la population,
mais à dégager des profits pour la bourgeoisie "publique".
En France, il existe une forte culture
de "gauche", attachée au service public. ATTAC s'appuie sur cette
culture, sur des principes considérés comme acquis et jamais
rediscutés qui amènent à dénoncer l'État
sur son désengagement plutôt que sur son existence même.
Le rôle des néoréformistes consiste simplement à
redorer le blason terni de l'État en mettant leur puissante propagande
sous le signe de ce amalgame état / service public, qui revient
constamment dans leurs déclarations.
La critique de la notion de service
public, déjà entreprise par les libertaires, est donc une
tâche essentielle aujourd'hui pour détacher celle-ci de l'État,
de même que la dénonciation de la légitimité
de l'impôt est une arme importante dans ce travail. Affirmer que
l'économie doit avoir pour objectif la création de biens
et de services utiles à chaque individu et non d'engendrer des profits
financiers pour quelques uns, c'est également démontrer que
tout devrait être service public, et dénoncer le caractère
arbitraire de ce qui est actuellement défini comme tel. Pourquoi
l'eau devrait être un service public comme le réclame ATTAC,
mais pas la nourriture ou l'habillement ? C'est ce type d'absurdité
qui n'est jamais remis en cause par les néoréformistes.
Mondialisation
ou mondialisme ?
L'analyse du rôle de
l'État dans le "nouvel ordre mondial" montre clairement la complémentarité
entre états nationaux, super-état mondial et globalisation
des échanges, mais aussi de constater les effets de leur concurrence.
La "mondialisation" tant décriée de gauche à droite,
ne mène pas au mondialisme, c'est-à-dire à l'unification
mondiale, mais au contraire à la multiplication des États,
possédant chacun une offre différente. L'existence de paradis
fiscaux, dont certains sont de création récente (comme l'île
de l'Aiguille depuis 1995), n'est donc pas une tare du système,
mais une manifestation normale. Soutenir les néoréformistes
sur ce terrain reviendrait à prendre place dans la lutte entre deux
formes de piraterie dans la guerre pour le contrôle du marché
fiscal. La seule manière concrète de lutter contre les paradis
fiscaux et la "logique de profit", c'est la lutte contre toute forme d'État,
de nationalisme et de capitalisme, c'est-à-dire le combat pour un
véritable mondialisme libertaire et égalitaire.
Nicolas (05/07/00)
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