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71 jours d’occupation de la filature
Mossley à Hellemmes (Nord) « Si les CRS entrent dans l’usine,
on détruit le stock ! » [Cet article est paru dans les revues Courant Alternatif et Echanges.
Il est également disponible en langue allemande] 22 juin, les 123 salariés de la
filature Mossley occupent leur usine : ils viennent d’apprendre qu’ils
sont licenciés le jour même. Dès 11 h du matin, le comité d’entreprise
annonce que leur sort est dorénavant entre les mains du tribunal de commerce.
14h30, c’est la liquidation judiciaire. 15h00, l’occupation commence. En
réponse, la direction envoie des chiens et des gardiens. 2H00 du matin, les
vigiles quittent les lieux, prévoyant leur retour pour 5h00. Dès qu’ils ont
le dos tourné, les ouvriers cadenassent toutes les issues et conservent avec
eux le stock de 700 tonnes de fil d’une valeur estimée à trois millions
d’Euro. Ils menacent d’y mettre le feu. Délégué syndical CGT, Daniel Steyaert
explique : «Si les CRS entrent dans l'usine, on détruit le stock dans les
minutes qui suivent. A Cellatex, ils promettaient de verser de l'acide
dans le fleuve, et ils ont eu un plan social exemplaire. Alors voilà, nous,
on fait comme ça » (Libération, 27 juillet 2001). Quand les bobines tournaientLa filature d’Hellemmes existe
depuis 1894. Son capital est passé de mains en main, jusqu’à être acheté en
1991 par le groupe Mossley, qui apartient à un holding de 36 societés, Laffitte
Participations et Gestion, dont la famille Meillassoux détient 95 % des
actions. Le PDG en est Dominique Meillassoux, également président de Fédération
française de l'industrie cotonnière et vice-président de l'Union des
industries textiles, dont le président est Guillaume Sarkozy, le frère de
Nicolas Sarkozy. Le chiffre d’affaire du holding Laffitte Participations
et Gestion n’est pas négligeable, puisqu’il a été multiplié par sept
depuis 1998, pour arriver 5 336 000 francs en 2000. Quant aux actions du
groupe Mossley-badin, elles sont passées de 9,50 à 15,35 euros le 31 octobre
2000[1].
La direction a laissé au
tribunal le soin de l’annoncer. Motif officiel, le licenciement économique
suite au retrait du principal client de la filature, le groupe Damart (64 %
du chiffre d’affaire). Retrait réel ou arrangement négocié ? Tout prête
à croire qu’il s’agit d’une délocalisation déguisée, puisque le groupe
Mossley vient de s’implanter en Turquie et en Afrique du sud, où les salaires
des employés du textile sont nettement inférieurs, alors que la technicité
des ouvriers est comparable. La décision de fermer l’usine était sans doute
prise de longue date. Avant le rachat par Meillassoux
en 1991, la filature employait près de 800 personnes. Une première vague de
32 personnes a été licenciée en 1992, puis, la direction a licencié tous les
six mois un petit groupe de moins de dix personnes, manière d’éviter de payer
les plans sociaux. Les départs en retraite n’ont pas été remplacés.
Aujourd’hui, la moyenne d’âge est de 48 ans. La plupart des salariées de la
filature Mossley travaillent là depuis vingt ou trente ans. Certaines n’ont
jamais connu d’autre usine. Deux-tiers des salariées sont des femmes, mais la
maîtrise est à 95 % masculine. Les tâches sont mixtes, à quelques exceptions
comme le cardage, réputé plus dur physiquement. « On savait réparer
nous mêmes nos machines », raconte une fileuse. Dans la bouche des
Mossley, c’est un thème qui revient souvent. « Nous, on connaissait
notre boulot, pas eux. Même les contremaîtres, il fallait leur expliquer.
Quand ils ont acheté les nouvelles machines, on leur a dit qu’ils allaient se
planter. Mais ils se foutent de notre avis » explique un bobineur. « Quand
le patron passait, je lui disais : tenez, occupez-vous de cette machine
pendant que je vais voir ce qui ne va pas sur les autres. Il restait planté
là, puis il trouvait un truc pour s’enfuir », poursuit une ouvrière.
Pour rompre avec la monotonie, les ouvriers ont proposé la rotation régulière
des postes. Refus formel de la direction. Deux visions s’affrontent ;
une societé germe sous l’autre. La détérioration de la qualité
des produits constitue un autre sujet de préoccupation, rendue responsable de
la fermeture. « Avant, on faisait de la qualité. Mais à la fin, on
faisait de la merde. Le fil cassait tout le temps. Les clients râlaient,
renvoyaient les bobines. Mais le patron s’en foutait. Il faisait changer
l’étiquette sur les cartons et il renvoyait la marchandise. Tout ce qui
l’intéressait, c’est la quantité ». La mauvaise qualité, c’est une
atteinte au savoir-faire revendiqué par les ouvrières. Et surtout, c’est une
contrainte supplémentaire. Le fil est fragile, il faut donc intervenir plus
souvent : « Avant, on avait parfois vingt minutes de
tranquille ; maintenant, on est tout le temps en train de courir ».
Avec les risques engendrés par la fatigue ou les racourcis dangereux. Même
avec les machines actuelles, les accidents sont fréquents : brulûres,
cheveux arrachés, doigts sectionnés. L’apprentissage de
la lutte Dès le
départ, les délégués du personnel ont admis que la fermeture de l’usine était
définitive, même si l’espoir de la voir rouvrir au terme de la lutte n’a pas
disparu chez tous les ouvriers. Les revendications portent donc sur le plan
social qui sera proposé. Le liquidateur judiciaire propose une prime de
licenciement de 2 700 Euros par personne, et la direction accepte de financer
21 reclassements. Les salariés exigent 45 000 Euros par personne et le
reclassement de l’ensemble des personnels. Au demeurant, les transferts vers
d’autres usines du groupe sont très hypothiques, puisque selon leurs
ouvriers, celles-ci tournent déjà au ralenti. C’est donc des revendications
de simple survie qui sont au centre de la lutte. Les Mossley se sont montrés
déterminés dans leurs méthodes de lutte. Outre l’occupation qui dure depuis
plus de deux mois, les actions ont vite progressé en variété, en efficacité
et en visibilité médiatique. Le commando du 18 juillet à l’usine du Sartel, à
Lomme (près de Lille), a particulièrement frappé les esprits. Dans la nuit,
deux camionnettes et une quinzaines de personnes cagoulées attaquent cette
usine appartennant au groupe Mossley. Ils emmènent une partie du stock, pour
une valeur de plus de 9000 Euros, et vont le brûler dans leur propre
filature. Cagoules noires, mobilité, groupe d’affinité, destruction de
marchandise… Le 27 août, partis en bus le matin même, 50 ouvriers arrivent au
siège social du groupe Mossley à Rouen et dévastent les locaux, avec le
soutien tacite des employés. Le directeur annonce ausitôt la reprise des
négociations pour le 31 août. La mobilité, c’est-à-dire le refus de rester
prisonniers de l’usine occupée, est l’une des clefs de la tactique des
Mossley. Pourtant, il a fallu tout
apprendre. Si la référence à Cellatex circule, il faut tout de même penser
que la plupart des ouvrières n’en avaient pas entendu parler avant
l’occupation. Il y avait déjà eu des mouvements chez Mossley. Les débrayages
de quelques heures s’étaient multipliés depuis quelques années, en réponse
aux vexations patronales. La dernière grêve importante remonte à 1992. Mais
rien ne préparait à une lutte de cette ampleur, rien sinon le désespoir de la
fermeture brutale, de l’absence d’avenir. Des quatre syndicats présents dans
l’usine, deux semblent s’être effacés : FO et CFDT. Le délégué CFTC, qui
se sent mal soutenu par sa centrale, menace de déchirer sa carte. Les autres
délégués l’en dissuadent, de manière à préserver « l’unité
syndicale ». C’est la CGT qui mène le jeu. La centrale a apporté un
soutien matériel et organisationnel. Sur place, les délégués du personnel ont
encadrent la lutte. Les actions sont décidées sur
place, en comité restreint et annoncées au dernier moment. Les salariés se
rassemblent dans la cour de l’usine le matin pour apprendre l’objectif de la
journée. Ce mode d’organisation fondé sur la discrétion est imposé par la
sourde répression policière. En effet, lors des premières interventions, les
Mossley se sont heurtés à une police visiblement bien informée de leurs
moindres faits et gestes. Lors de la première négociation avec la direction,
deux mois après le début de l’ocupation, les CRS ont escorté les ouvriers à
l’écart de la préfecture, dans un batiment permettant une sortie séparée des
représentants du patronat, par crainte d’une séquestration. En modifiant leur
mode de décision, les Mossley ont retrouvé la marge de manœuvre nécessaire à
la réalisation d’actions médiatiques, bien couvertes au niveau local. L’usine est occupée 24H sur 24,
avec une importante équipe de garde de nuit pour éviter l’invasion policière.
De nombreuses ouvrières viennent chaque jour du Pas-de-Calais, à 50 Km de là,
en voiture puisque le bus gratuit n’existe plus. Un ouvrier explique :
« Quand on travaille, on fait ses huit heures. Avec l’occupation, je
suis là seize heures par jour. On est épuisés ». La mobilisation est
donc réelle, intense, mais usante. Il ya des moments de stress intense, quand
un bâtiment annexe, contenant des déchets textiles commercialisables prend
subitement feu, sans explication à ce jour ; ou, plus grave, quand le
concierge de l’usine, mutilé du travail, menace de se lancer du haut d’une
tour. Après une heure de discussion, il renonce. Le désespoir collectif seul
permet de résister au déspespoir individuel. Au-delà des actions
ponctuelles, la force principale des Mossley, c’est l’engagement qu’ils ont
pris de brûler le stock en cas d’attaque policière. Un engagement sérieux,
partagé et qui n’a rien d’une parole en l’air. Ils l’ont montré à plusieurs
reprise, en brûlant des balles de fil à diverses occasions. Autour du stock,
le patronat tergiverse, cherche à le récupérer puis paraît y renoncer. Reste
l’enjeu des machines, évoqué par certaines. L’expérience des fermetures
d’usines dans la région montre que celles-ci sont expédiées à l’étranger dès
la fermeture, dans une usine délocalisée. Ces machines, performantes, âgées
de moins de dix ans et en bon état, pourraient bientôt équiper une filature
turque ou sud-africaine pour les plus grands profits de la famille
Meillassoux. Le plan socialL’action commando du 27 août
contre le siège social de l’entreprise aporté ses fruits, en obligeant le
patronnat à reprendre les négociations. A partir de cette date, les choses
s’enchaînent rapidement. Le 31 août, délégués et patrons se rencontrent pour
mettre au point un plan social ; après 10H de réunion, les patrons
l’emportent à l’usure. Le 3 août à 14H, après une explication et un débat,
les Mossley se prononcent, à bulletin secret, en faveur de la signature du
plan social. 94 salariés sont présents (76,4% de l’effectif) lors du vote. 74
ont voté Oui au plan social (78,7%) contre 19 Non (20,2%) et une abstention
(1,1%). Même en rapportant au nombre total des salariés, les Oui sont
nettement majoritaires (60,2 % du total). La CGT était favorable à la
signature… Que contient ce plan social ? 12200 Euros d’indemnités de
licenciement par personne, en plus des indemniés légales (soit 2750 Euros
pour 30 ans de carrière) ; jusqu’à 25 reclassements et départs en
préretraite ; le financement du plan social à hauteur de 1350 Euros par
personne ; un an d’aide médicale et psychologique ; le retrait des
poursuite judiciaires à l’encontre de deux salariés menacés de cinq ans de
prison (en échange du retrait des poursuites à l’encontre du groupe Mossley
initiées par les ouvriers). On est loin des revendications initiales, mais
par comparaison, au même niveau de ce qu’avaient obtenu les Cellatex
l’an dernier. La principale nouveauté, c’est l’aide psychologique, volet
inédit dans un plan social. Le constat est assez simple : un licenciement
massif amène son lot de drames, de divorces, de dépressions, de suicides. La
psychologue permet à l’état de limiter tous ces frais sociaux, tout en
étendant son réseau de psycho-flicage. Après 71 jours de lutte menée
tambour battant, comment expliquer ce vote ? L’annonce du plan social, à
l’issue des négociations, n’a pas soulevé un tonnerre d’applaudissements, pas
plus que les résultats du vote. Les personnes les plus mobilisées, sur
l’initiative desquelles la lutte a largement reposé, sont épuisées. Les
tensions liées à la fatigue se font jour ; certaines personnes prennent
des tranquilisants ; les problèmes de couples apparaissent pour celles
et ceux qui passent plus de temps à la filature qu’à la maison. Aujourd’hui,
la meilleure poursuite de la lutte des Mossley, c’est la généralisation de
leur méthodes de lutte. Le capitalisme global ne doit pas seulement être
combattu là où il se décide, mais aussi et peut-être surtout là où il se
fait, partout où il agit réellement, partout où il brise des existences. Nicolas
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