L'analogie entre nouvel ordre
mondial et mondialisation du capitalisme, conçus comme
les versants militaro-diplomatiques et économiques d'un même
processus, a certainement favorisé l'emploi du second vocable, par
rapport à des concurrents comme "turbocapitalisme" par exemple.
Il ne s'agit pas ici d'analyser le processus en tant que tel, mais plus
modestement, de se pencher sur une question de vocabulaire : pourquoi est-on
passé, dans la presse et dans les esprits, de mondialisation
du capitalisme à mondialisation tout court ? Évidemment,
c'est plus simple à dire, à condition de supposer que l'on
sait exactement de quoi on parle : on passe de vingt-neuf à quatorze
caractères. Seulement, avec ce gain de place, on fait l'économie
d'une idée, pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement à
la typographie. On oublie ainsi de rappeler que le véritable danger,
c'est le capitalisme et non la mondialisation.
L'analyse de la mondialisation
du capitalisme était - à peu près - connue de
quelques-uns depuis plusieurs années. Mais elle ne s'est imposée
dans la presse généraliste, dans les discours des politiques,
depuis beaucoup moins longtemps, et presque systématiquement sous
sa forme atrophiée de mondialisation. On pourrait, avec un
peu d'efforts, évaluer l'occurrence du mot avant et après
les rebondissements des derniers six derniers mois, l'arrestation des syndicalistes
paysans de Millau et le sommet de Seattle, événements sans
commune mesure, mais directement liés dans l'imaginaire politique.
Autrement dit, on a placé d'un seul coup le lecteur de journaux
devant un nouveau danger, terrible et immédiat, l'irruption du Monde
dans son quotidien, et jusque dans son assiette.
Si le capitalisme était dangereux,
on le saurait depuis longtemps. Les journaux n'auraient pas manqué
de nous en avertir. Mais ils ne l'ont jamais fait, alors qu'ils ne cessent
de nous abreuver des méfaits de la mondialisation. Comme
dans un polar, on est droit de se demander : à qui profite le crime
? Qui a intérêt à amputer la mondialisation du capitalisme
de ses deux derniers mots ?
Après Seattle, il faut faire
la part des choses. Le fait que le sommet ait échoué, qu'il
ait été reporté à une nouvelle session à
Genève en juin prochain, est largement dû à des tensions
internes, que ce soit entre pays du "tiers-monde", et de désaccords
entre l'Europe et les États-Unis, pour simplifier grandement. Mais
le rôle joué par les manifestations, qui ont mis en lumière
les débats au lieu de conserver leur habituelle semi-confidentialité,
ne doit pas être sous-estimée. Du point de vue psychologique,
c'est donc une incontestable victoire des anticapitalistes, modérés
ou radicaux, parce qu'elle légitime l'action collective, et prouve
sa capacité à faire reculer l'adversaire.
La seule façon, pour les partisans
du capitalisme, d'endiguer ce mouvement, c'est de l'assumer, d'en endosser
la phraséologie et de détourner cette énergies à
leurs propres fins. Cela peut paraître simpliste, mais c'est grosso
modo ce qui est en train de se passer. La popularité soudainement
accordée au mot mondialisation en est le témoignage.
Il est précisément facile d'insister sur son caractère
mondial, pour ne pas dire "cosmopolite", donc coupable d'ingérence
contre la souveraineté nationale. La tentation a été
grande, l'été dernier, d'astérixer José Bové,
en le présentant exclusivement comme le sauveur de la saine nourriture
française, valeur nationale s'il en est, contre la malbouffe conçue
comme exclusivement américaine, identifiée au Macdonald.
On a vu Charles Pasqua, révélé comme leader de la
droite française par les élections européennes de
juin (avec, rappelons le, 5,79 % des voix des électeurs inscrits),
proposer au syndicaliste larzacien de le rejoindre dans son combat, en
déclarant qu'il était un souverainiste qui s'ignore. Et toute
la presse d'extrême-droite, de Minute à l'Action française,
a soutenu les " chouans " de Millau contre l'américanisation de
la France.
Effectivement, pour les souverainistes
de "gauche" comme de droite, la mondialisation est une véritable
bénédiction. Jusqu'alors, leur positionnement à contre-courant
sur la construction européenne, même s'il rencontrait un certain
écho dans des milieux forts différents, pouvait avoir un
caractère rétrograde, alors que la majeure partie de la jeunesse
se sent déjà européenne, et critique la politique
de la communauté européenne en tant que politique et non
en tant qu'Europe. En choisissant de ce joindre à la critique de
la mondialisation, déconnectée de la question du capitalisme,
les souverainistes jouent habilement sur l'antiaméricanisme. Ce
ressentiment, qui avait été, depuis l'après-guerre,
l'un des facteurs essentiels de la vie politique française, et le
point commun du gaullisme et communisme, trouve facilement appui dans l'assimilation
rapide au triptyque mcdo-disney-coca.
Cela sert particulièrement
bien les intérêts de Pasqua, qui cherche à rallier
à sa cause une partie de la gauche, par le biais des contacts pris
dans l'ex-fondation Marc Bloch, et par des appels répétés
aux souverainistes de l'autre bord. Les ralliements de Gallo et d'Arajol
sont les premiers signes de réussite de cette stratégie,
et lui permettent de balancer l'image réactionnaire véhiculée
par Villiers. L'exploitation de la lutte contre la mondialisation pourrait
lui permettre de justifier plus aisément sa position de repli nationaliste,
puisque l'ennemi n'est plus l'Europe, mais le Monde, sous-entendu les États-Unis.
C'est une véritable subversion de l'anticapitalisme. Sans être
de mauvais augure, rappelons que les mouvements de type fasciste en France
sont nés de ce type de ralliement de gauche vers la droite, sur
la base d'une xénophobie prononcée, autre point commun entre
Pasqua et Chevènement, leaders des principaux mouvements souverainistes
et tous deux auteurs de lois racistes. On a donc tout intérêt
à être vigilant sur l'évolution en cours.
Il serait faux de dire que le presse
qui véhicule l'idée de mondialisation en la déconnectant
du capitalisme soit toute entière à renvoyer dans les rangs
des souverainistes ou des nationaux-républicains. En effet, pour
les partisans de la construction européenne, cette réduction
peut jouer le même rôle de repoussoir. Construire l'Europe,
c'est s'unir contre les États-Unis. Il est ainsi très facile
d'organiser le glissement de l'anticapitalisme au seul antiaméricanisme,
et de construire un nouveau patriotisme européen, destiné
à prolonger le chauvinisme dans un nouvel espace. Pour les pro-européens
de gauche, la mondialisation peut être un instrument de conviction
aussi efficace que pour les souverainistes, voire servir de cache-sexe
à la politique sociale des institutions européennes, c'est-à-dire
à la destruction des acquis sociaux. Utiliser l'ultralibéralisme
attribué à la mondialisation comme contre-modèle,
pour mieux promouvoir un nouveau réformisme, modérément
libéral. C'est exactement le programme de Jospin ou de Blair.
Pour clore la question de vocabulaire,
il est évidemment qu'il importe, pour les anticapitalistes, de dénoncer
le passage de mondialisation du capitalisme à mondialisation
tout court, donc d'éviter de recourir soi-même à ce
raccourci dangereux. Il serait même préférable d'avoir
recourt à un autre terme, que ce soit turbocapitalisme ou quoique
ce soit de plus approprié, de plus expressif et qui puisse recentrer
le débat sur le véritable problème, c'est-à-dire
le capitalisme lui-même. Car, au delà des considérations
immédiates sur la capacité des souverainistes à transcender
le clivage droite-gauche, ce qui est en jeu, c'est aussi l'universalisme,
la capacité à refuser les frontières, à dénoncer
les barrières entre les êtres humains. Déclarer que
l'ennemi, c'est le Monde - contenu sémantique implicite de la dénonciation
de la mondialisation - c'est proposer la xénophobie et le
chauvinisme comme panacée politique. A l'heure de l'inter-nationalisme,
l'hypergauche a le devoir d'être Mondialiste, parce qu'anticapitaliste.