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Les fonctionnaires ne foutent peut-être rien,

 mais ils sont des travailleurs productifs…

 

 

[Ce texte fait partie d’un débat au sein du Réseau de discussion international. Il participe également de la problématique sur l’état développée par le Cercle social]

 

Voilà quelques temps que j’envisage d’intervenir sur la question « travail productif / improductif ». Même si je lui trouve un arrière-goût de marxologie, il me semble qu’on est obligé de clarifier un certain nombre de points si l’on veut avancer sur l’explication du capitalisme actuel, et du rôle qu’y joue l’Etat. Le texte de Gérard Bad me servira de point de départ, et je souhaite avant tout rebondir sur la question qu’il pose en guise de conclusion : que penser des subventions de l’Etat aux entreprises dans la perspective du débat « travail productif / improductif ». Dans la mesure où il s’agit d’un débat parfaitement interne au cadre de référence marxien, je vais être obligé de marxologiser un peu moi-même. J’espère qu’à raison de convaincre, ça en fera sourire quelques-uns.

 

Dans sa définition du travail productif et du travail improductif, Marx pose deux choses essentielles :

 

a) Le caractère productif d’un travail donné ne dépend pas de l’objet de son activité, qui peut aussi bien être la production de marchandises manufacturées (exemple récurent du textile) ou de services (exemples des spectacles et de l’enseignement). Le critère principal, c’est le fait de créer de la plus-value et en définitive du profit pour le capitaliste qui a investi son capital dans cette production, quelle qu’elle soit.

 

b) Le caractère improductif d’un travail donné est une question de point de vue par rapport aux profits réalisés par un capitaliste. L’argent qu’il verse aux impôts est un « faux frais de la production », qu’il doit déduire de ses profits, et est donc improductif de son point de vue. Il en va de même de toute somme qu’il est obligé de verser à l’extérieur de la production et qui constitue un manque à gagner pour lui dans celle-ci. Par exemple, le fait de financer une crèche d’entreprise issue de la revendication des travailleuses de disposer de cet équipement constitue un argent « mal employé » du point du capitaliste, et les salariées de la crèche sont « improductives ».

 

Les deux points de cette définition posent un certain nombre de problèmes, qu’il faudra sans doute résoudre par la suite, mais ils constituent un bon point de départ pour la discussion. Elle reposer sur deux points : le rôle de l’Etat comme capitaliste pour le secteur privé (en réponse à la question de Gérard Bad) et sa caractérisation comme capitaliste à part entière (pour reprendre la problématique que j’ai esquissée dans « Quelques notes sur le capital de l’Etat »).

 

a) Le rôle de l’Etat comme capitaliste pour le secteur privé

 

Marx, encore lui, a clairement caractérisé le capitaliste comme étant le possesseur du capital, celui qui avance le capital nécessaire à la production.  Du point de vue théorique le plus simple, il n’est pas difficile de voir que quand l’Etat avance de l’argent à une entreprise, il est lui-même le capitaliste. La pratique des subventions n’est pas nouvelle, elle est même aussi ancienne que le capitalisme lui-même[1].

 

Il faut distinguer cette question de celle des manufactures d’Etat et des entreprises nationalisées : dans ce cas, la manière dont l’Etat est réellement le capitaliste est assez simple, puisqu’elle ne se distinguent en rien du fonctionnement des autres entreprises. Elles produisent une marchandise et réalisent du profit. Seule la manière dont celui-ci est réparti diffère sensiblement. Mais les analyses du capitalisme d’Etat nous ont montré, depuis longtemps, que le fait que le profit serve à entretenir une bureaucratie plutôt que des capitalistes privés ne changeait pas la nature capitaliste de la production. 

 

Dans le cas des subventions, la question est de savoir comment l’Etat, capitaliste qui investit dans le secteur privé par le biais des subventions, récupère son investissement assortit d’un profit ? Ce cycle de circulation du capital est beaucoup plus complexe et moins « visible » que celui analysé habituellement dans le cadre marxien. En effet, l’argent ne revient pas sous la forme directe de bénéfices dont une part serait versée à l’Etat (cas classique), mais par de biais indirect de la fiscalité. Il ne revient pas uniquement par la contribution fiscale directe de l’entreprise subventionnée, mais dans l’augmentation globale de la masse fiscale par l’accroissement de la richesse nationale.

 

N’oublions pas que la masse fiscale provient de plusieurs sources : impôts directs des entreprises, impôts indirects des particuliers, cotisations sociales, taxes indirectes comme la TVA, droits de douane. Pour donner quelques chiffres[2], en France, les impôts directs représentent 8,2 % du PIB pour les personnes physiques, et 1,9 % pour les sociétés, sans compter 0,9 % d’autres impôts directs. En moyenne dans l’union européenne, ces chiffres sont respectivement de 9,4 %, 3,0 % et 1,3 % en 1997. Leur total représentait en 1997, au nouveau de l’UE, 1000 milliards d’Euros. Les cotisations sociales en France représentent 12 % du PIB versés par les employeurs, 5,6 % par les salariés et 1,6 par les autres catégories sociales. En Europe, ces mêmes chiffres (toujours en 1997) sont de 8,2 %, 5 % et 1,9 %, et représentent plus de 1000 milliards d’Euros. Les impôts indirects, enfin, représentent en France 15,8 % du PIB, dont 7,9 % rien que pour la TVA ; en Europe, ces chiffres sont de 13,8 et 6,9 % respectivement. Enfin, pour en finir avec les chiffres, ces différentes catégories de prélèvements fiscaux totalisent en France 46,3 % du PIB et 42,6 % en Europe. Je n’ai pu me procurer de chiffres sur l’apport des droits de douane, mais vous aurez compris que je ne suis pas sûr que les 130 000 employés des douanes dans l’Union européenne soient employés à ne rien faire. 

 

On peut en tirer deux conclusions. Primo, sur la question qui nous préoccupe, est que le fait qu’une entreprise soit subventionnée par l’Etat ne retire rien au caractère productif de ses salariés. Par contre, cela crée une brèche dans l’idée courante des fonctionnaires « improductifs », dans la mesure où l’argent avancé en subventions finit bien par revenir dans les caisses de l’Etat ; j’y reviendrais dans la seconde partie de ce texte. Secundo, ce qui permet à l’Etat d’augmenter la masse fiscale, c’est l’augmentation globale de son assise fiscale, dont le PIB donne une bonne approximation. Mais comme cette augmentation se fait au niveau global, ce ne sont pas les intérêts individuels de telle ou telle entreprise qui influent sur son comportement, mais les intérêts du capitalisme comme totalité - au moins dans la zone où « ses » entreprises nationales ont investi des capitaux. De par la nature de ses revenus, l’Etat est fondé à avoir une approche plus globale des évènements. C’est un point qui complète la question du temps de circulation du capital de l’Etat, que j’ai abordée dans « Quelques notes sur le capital de l’Etat ».

 

Avant d’aller plus loin dans la démonstration, je voudrais évoquer le cas d’une autre catégorie d’« improductifs » dans le marxisme classique, que Gérard Bad a analysé dans sa brochure « La sphère de circulation du capital » : les employés du secteur financier. Si l’on s’en tient au point de vue des capitalistes industriels, il est évident que le temps durant lequel l’argent transite dans cette « sphère de circulation » est un temps perdu, durant lequel le capital n’est pas réellement valorisé. De ce point de vue, les employés du secteur financier sont effectivement improductifs. Mais si nous examinons la question du point de vue du capitaliste qui a investi son capital dans la création d’une banque, c’est exactement le contraire. Il n’a pas investi son argent pour rendre service à son collègue industriel, mais pour le valoriser et faire du profit. Ses salariés sont donc productifs. Pas assez, sans doute, puisque comme le montre très clairement GB, ce secteur cherche précisément les moyens d’augmenter sa productivité en raccourcissant le temps de circulation du capital, donc en augmentant le nombre de fois où il repasse par les caisses de la banque.

 

b) L’Etat comme capitaliste à part entière

 

M. Lazare, dans « La recomposition des classes sous le capitalisme d’Etat », a justement attiré l’attention sur le fait que, dans le capitalisme d’économie mixte, l’Etat était responsable du « procès global de valorisation du capital »[3]. Cela n’est pas vrai seulement dans les pays de capitalisme d’Etat – dont l’existence même implique d’admettre que l’Etat peut être un capitaliste à part entière – mais de tout Etat dans le capitalisme global. Mais si on en reste là, la nature de l’Etat lui-même reste un profond mystère, une catégorie de l’impensé. On ne sait pourquoi l’Etat fait tout cela ; répondre que c’est parce qu’il est l’Etat de la classe capitaliste serait une tautologie. Les bureaucrates et les politiciens ne font pas ça uniquement pour faire plaisir à leurs copains les industriels et les banquiers – ce qui est en gros la réponse sociologique de certains auteurs – et toutes les études sur le capitalisme d’Etat et le rôle de la bureaucratie dans les pays socialistes n’auraient servi à rien si on en restait là.

 

L’Etat s’intéresse au « procès global de valorisation du capital » parce qu’il y tire son propre profit par le biais des prélèvements fiscaux. Je reviens sur le chiffre déjà cité pour la France : 46,3 % du PIB en 1997 ; c’est assez confortable. Il est assez étrange que, lorsque les marxistes abordent la question de l’Etat, ils ne parlent que de ses fonctions, mais jamais de ses revenus. Pourtant, quand Marx – tiens, le revoilà – analyse le capital, il ne dit pas ce qu’il produit (tout et  n’importe quoi, d’ailleurs), mais comment il en tire de l’argent. Et dans le plan du Capital, le livre consacré à l’Etat est ainsi prévu : « Etat et société bourgeoise – L’impôt ou l’existence des classes improductives – La dette publique – La population »[4]. Même s’il conserve indéniablement l’idée que l’Etat engendre des classes improductives[5], il part de l’analyse de leur revenu.

 

Dans le texte déjà cité, M. Lazare analyse justement le rôle des enseignants dans la valorisation du capital (adaptabilité et façonnement idéologique de la force de travail). Mais il suppose que l’Etat, contrairement aux institutions privées, ne s’enrichit pas directement du travail des enseignants. Directement, c’est sûr, dès lors que les cours ne sont pas payés par les élèves. Indirectement, c’est moins sûr, puisque la valorisation du capital global que l’éducation entraîne augmente en dernière analyse sa masse fiscale, au moins dans les pays où les transnationales recherchent des salariés instruits. Ils sont donc des travailleurs productifs, non seulement du point de vue du capital global, mais surtout du point de vue de l’Etat, ils sont incontestablement productifs puisqu’ils génèrent un profit à long terme. On peut admettre qu’il y ait au sein de l’Etat des travailleurs qui soient improductifs, même de son propre point de vue, mais dans leur ensemble – comme travailleur collectif, si j’ose dire – les fonctionnaires et employés de l’Etat sont des travailleurs productifs. Si cela peut rassurer quelques camarades, j’ajouterais que les employés des impôts font partie des plus productifs.

 

Si l’Etat se contentait, sous la menace de sa police et de son armée, de prélever des impôts sans rien faire en échange, il ne serait rien d’autre qu’un grand propriétaire foncier, un grand féodal[6]. Mais ce n’est pas – ou ce n’est plus – systématiquement le cas. Il existe bien des Etats qui se présentent quasiment sous ce jour caricatural : c’était plus ou moins le cas du Zaïre de Mobutu et de quelques autres Etats africains. Mais dans le monde capitaliste, l’Etat participe activement à la valorisation du capital public ou privé, par son implication directe dans l’économie ou moins directement, par son rôle dans la reproduction de la force de travail (logement, santé, éducation, etc.). Cette implication dans la valorisation passe par l’utilisation de son budget. Il investit son capital dans la production et le récupère sous une forme valorisée : il est donc un capitaliste à part entière.

 

J’ai escamoté, je l’admets volontiers, la difficile démonstration du fait que ce capital lui revient bien sous une forme valorisée. Dans le budget de l’Etat, toute notion de profit est officiellement gommée, puisque l’Etat est censé incarner l’intérêt général : l’affaire de la « cagnotte » l’a largement montré. Mais les analyses sur la bureaucratie et la manière dont celle-ci répartit ses profits nous donnent des pistes pour le comprendre. Dans les « démocraties occidentales », ce sont les revenus de la classe politique et des hauts fonctionnaires qui constituent le point de mire pour résoudre cette question.

 

Il reste un dernier point important, qui se fonde également sur la notion de productivité / improductivité comme point de vue. Si, de manière globale, les employés de l’Etat sont productifs, il est extrêmement difficile d’analyser le rôle de chaque secteur dans la productivité globale. Comment calculer l’apport du secteur hospitalier au capital de l’Etat ? C’est sans doute possible, mais pas absolument évident… C’est un phénomène bien connu dans les pays socialistes : la valorisation globale prime sur la part individuelle de chaque secteur à celle-ci. Le corollaire, c’est que, selon les normes du secteur privé, la productivité de l’Etat est absolument nulle. C’est l’un des enjeux essentiels du néolibéralisme : adapter le secteur public aux normes de productivité du secteur privé, notamment en réduisant la masse salariale. Je ne développe pas plus ce point dans ce texte, mais c’est un aspect essentiel pour la compréhension du capitalisme actuel.

 

Ce papier est sans doute un peu embrouillé, surtout en regard de la complexité du problème, mais il permet de montrer le lien entre la problématique « travail productif / improductif » à celle de l’Etat dans le capitalisme global, et d’ouvrir de nouvelles perspectives. Je m’efforcerais ensuite, notamment par la traduction de l’article de Kolinko  sur la composition de classe, puis de la critique de la notion de « service public », de revenir sur la manière dont ces différentes questions sont vécues du point de vue des travailleurs et non plus de celui des capitalistes.  Subjectivisme oblige…

 

Nicolas (20/10/01)

 

 

 

 

 

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