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Le dossier complet, en français, du PCOF sur l'équateur est disponible sur le site du PCMLE. Il est préférable de le lire avant cet article, qui discute de quelques points seulement. C'est un dossier assez complet sur la situation là-bas, extrêmement utile pour comprendre les enjeux du mouvement en cours
 

Lettre ouverte aux camarades du Parti Communiste des Ouvriers de France sur la situation en Equateur
Chers camarades,

J'ai lu avec intérêt votre dossier sur l'insurrection populaire équatorienne, que vous avez eu l'amabilité d'envoyer à notre webzine Le cercle social. Bien que j'ai essayé de suivre l'évolution de la situation par le biais, souvent imprécis, des mailing-list, je n'ai qu'une idée floue des problèmes. La situation révolutionnaire en Équateur a bien sûr suscité l'attention et la solidarité des militants de l'hypergauche, mais a trop peu duré pour permettre la mise en place d'un soutien international réellement efficace. 

Permettez-moi seulement, sur la base de votre dossier, de faire quelques commentaires "mondialistes-révolutionnaires" sur les positions des camarades du PCMLE d'une part, sur la décentralisation et sur la question de l'armée d'autre part.

Sur la souveraineté et les nationalisations
Le communiqué du PCMLE contient un "programme de transition" pour l'Équateur, adapté à la situation et au niveau de politisation de la population. Je parle de transition dans la mesure où, s'il propose des mesures évidentes pour des travailleurs mobilisés et conscients, son application entraîne une rupture avec le capitalisme. L'origine trotskiste de cette formulation n'invalide pas sa lucidité pratique. Cependant, deux points essentiels de ce programme le rendent dangereux, parce qu'ils participent du maintien de certaines illusions chez les travailleurs équatoriens.
  • "Défense de la souveraineté nationale, dehors les bases et les troupes nord-américaines de notre pays."
Il est juste que les troupes américaines doivent quitter le pays, non parce qu'elles sont américaines, mais parce qu'elles menacent la Révolution. Par contre, parler de défense de la souveraineté nationale, c'est entretenir le nationalisme, qui ne profite en définitive qu'à l'armée, notamment dans le contentieux territorial avec le Pérou. Il est intéressant de constater que cette déclaration ne fait aucun appel, même symbolique, au soutien international, et plus particulièrement à celui des travailleurs des pays voisins.
  • "Contre les privatisations des secteurs économiques qui font partie du patrimoine national."
De la même manière, on entretient ici l'illusion étatiste. Alors que les travailleurs décident spontanément d'utiliser leurs instruments de travail au service de l'insurrection (comme le démontre l'attitude des chauffeurs), il est possible d'appeler à prendre en main la production de manière autonome. Du même coup, les revendications (justes) sur la monnaie, la dette ou les salaires, prendraient un sens beaucoup plus fort. Ici, l'appel se situe un pas en arrière de la réalité vécue des travailleurs,... ce qui n'est pas normalement le rôle d'un parti "d'avant-garde".

Ces deux points témoignent également d'une lutte strictement conçue dans un cadre national. Or, beaucoup plus aujourd'hui qu'hier, le fait que le capitalisme est un système mondial est un fait évident, facile à démontrer. Le fait que le problème de la dette du tiers-monde soit géré par les organes internationaux du capitalisme (FMI, banque mondiale) et que l'exploitation du tiers-monde soit mise en place par des organisations mondiales (OMC, ONU) soutenues militairement par les Etats-Unis et l'OTAN, sont des choses simples, beaucoup plus visibles peut-être que ne l'était l'impérialisme au début de ce siècle. Dans ces conditions, la mise en avant du caractère mondial des luttes n'est plus une clause de style "internationaliste", mais une réalité bien vivante.

Les dernières luttes de Seattle et de Davos, où la police a été obligée de sortir le grand jeu en gazant ou en tirant contre des manifestants apparemment moins déterminés et armés que les travailleurs équatoriens, montrent l'attention que portent les capitalistes à la défense de ce système mondial. C'est cette prise de conscience aiguë du caractère mondial de la lutte de classes qui fonde, à mes yeux, le mondialisme révolutionnaire que je défends. Aujourd'hui, toute lutte qui ne prétend pas essayer, d'une manière ou d'une autre, de mettre en avant son caractère mondial, est condamnée à périr. La révolution ne sera pas, comme on a pu le croire dans la période coloniale et post-coloniale, l'accumulation de luttes nationale (un, deux, trois Vietnam...), mais réellement une révolution mondiale.

Sur la décentralisation
Je ne connais pas la matière exacte du plan de décentralisation en Équateur, mais je rebondis sur le passage la dénonçant ("Cette décentralisation ne peut que creuser, à la baisse, les différences de développement entre les régions"). J'approuve entièrement ce type d'analyse, tout en rappelant que la décentralisation du système capitaliste mondial fonctionne exactement de la même manière : les Etats-Unis d'Amérique tendent à se constituer en super-état mondial, c'est-à-dire en "bande d'hommes armée" capable d'intervenir en défense du capitalisme à travers le monde. Les autres états, surtout dans les pays du tiers-monde jouent surtout un rôle économique important dans la mesure où, grâce aux différences de développement entérinées par les systèmes juridiques et sociaux, ils maintiennent les travailleurs dans une dépendance économique totale et favorisent le dumping social au niveau mondial. S'ils se montrent incapables de réprimer un mouvement révolutionnaire, le super-état prend le relais.

Mais il ne faut pas négliger un élément essentiel, qui rejoint la question de la décentralisation. L'état n'est pas, contrairement à ses prétentions idéologiques, au dessus de l'économie. Il est un capitaliste, un patron qui possède un monopole territorial. D'une certaine manière, le féodalisme, qui a coexisté avec le capitalisme depuis des millénaires, n'a pas disparu avec l'époque moderne. Il s'est intégré dans l'état, et la relation entre états reproduit la relation entre féodaux. L'état, selon le modèle du féodal ou du parrain maffieux, perçoit un impôt en échange d'une protection. De ce point de vue, il est une simple société de services, et c'est ce que ne cessent de lui rappeler les libéraux capitalistes. Cette protection existe sous la forme d'un certain nombre de clauses énoncées dans la constitution, le droit et la situation réelle de chaque état (notamment en matière répressive et sociale). Le capitaliste peut choisir à sa guise où s'implanter, en trouvant un équilibre entre implantation des matières premières et coûts de production proposés par chaque état (ce coût incluant à la fois le prix global de la main d'œuvre et le financement nécessaire au maintien de l'ordre). On a vu ce système fonctionner de manière très brutale avec Totalfina ou Nike en Birmanie. 

La corollaire essentielle, c'est que l'état, capitaliste comme les autres (ou postféodal, si l'on veut), possède un encadrement, constitué par ses haut fonctionnaires et, le cas échéant, ses élus. Ceux-ci - en bon bureaucrates - profitent de la situation. Bien qu'ils ne soient pas en titre propriétaires de l'état, ils en bénéficient réellement. Il y a belle lurette que les capitalistes, ou au moins la partie la plus lucide d'entre eux, se sont défaits du fétichisme de la propriété. Ils savent que manifestée de manière trop visible, la propriété est un danger pour eux, alors que seule importe la jouissance réelle. L'état masque particulièrement bien par sa construction idéologique le profit des capitalistes.

Dans un certain nombre de cas, l'état est amené à réaliser des nationalisations. Celles-ci font passer le profit des mains de capitalistes "privés" à des capitalistes  "publics" sans rien changer aux conditions de vie des travailleurs. Cette opération permet à des entreprises en perdition de survivre par l'apport de fonds publics. Dès qu'elles sont devenues rentables, elles sont à nouveau réclamées par le secteur "privé", avec plus ou moins de succès. La lutte d'intérêts entre capitalistes privés et publics ne concerne donc pas les travailleurs. Vous comprenez dès lors mieux ma méfiance quand au mot d'ordre de défense du secteur nationalisé. 

Ces longs prémisses me permettent d'arriver à la décentralisation, telle que je la perçois à la lumière de la situation française. Outre son aspect, évident, de reproduction en miniature du système mondial d'inégalités, elles permettent d'étendre le nombre de postes de pouvoir pour la bourgeoisie d'état (ou plutôt les postféodaux), et d'en étendre la compétence, donc le prestige et la rentabilité. Cette recherche de postes à pourvoir me semble une conséquence inévitable du rôle de l'état dans le capitalisme mondial. L'obligation de récompenser les soutiens du système, que ce soient des militaires, des haut-fonctionnaires ou des élus, implique cette expansion permanente du nombre de postes à pourvoir, pour suivre l'expansion démographique naturelle des clans de la bourgeoisie d'état et de leurs protégés. En outre, cela permet de stabiliser le pouvoir en le faisant partager par l'ensemble des clans rivaux. En France, c'est particulièrement vérifiable : on est passé par la décentralisation du monopole du pouvoir central, aux mains d'un seul parti, à une myriade de pouvoirs locaux aux mains de l'ensemble des groupes d'influence. Corrélativement, le débat politique est largement consensuel, puisque l'enjeu a disparu. Je ne connais pas la situation équatorienne, mais je serais curieux d'avoir l'avis de camarades équatoriens sur ce point.

Sur l'armée
Dans toute révolution, la question de l'armée est dès plus délicate, car de son comportement peut dépendre l'issue de la situation. Il y a donc, dans tous les cas, intérêt à l'analyser de très près et à multiplier les appels aux soldats, pour éviter la répression. Plus qu'aucun fonctionnaire, le militaire est tiraillé entre sa situation de travailleur (il ne possède pas son outil de "production") et son rôle de défenseur de l'état et du capitalisme. Lui rappeler la première évidence est essentiel pour l'éloigner de la seconde. 

Vous soulignez, fort justement, le caractère flou des revendications de l'armée, notamment sur la défense de la patrie, et la colère provoquée par la paix avec le Pérou. L'idéologie nationaliste distillée dans toute armée pour accroître son unité et sa combativité face à un ennemi désigné s'exprime ici dans un contexte particulier : l'alignement de plus en plus marqué sur la diplomatie états-unienne, qui tente de maintenir la paix dans sa sphère d'influence sud-américaine. Le piège créé par le régime se referme sur lui, comme il l'a déjà fait dans de nombreux pays semi-coloniaux. L'armée, qui est par définition le cœur même de l'état (la fameuse "bande d'hommes armés" que j'évoquais plus haut), constitue le ferment idéal pour un remplacement périodique de la bourgeoise "postféodale" d'état. Dans une situation de crise, exacerbée par les marchands d'armes dont ils constituent le débouché commercial, les militaires - les officiers, principalement - sont tentés de se substituer au pouvoir en place. C'est ce qui se passe à chaque coup d'état militaire dans un pays du tiers-monde, du moment que cela ne dérange pas trop les intérêts des trusts ou de la diplomatie américaine. 

La spatialisation extrême de la production mondiale tend à spécialiser à faire des travailleurs des pays du tiers-monde la classe ouvrière des pays occidentaux, tout en transformant progressivement les travailleurs de ces derniers en cadres. Paradoxalement, cette situation protège les habitants des pays occidentaux de la dictature militaire (de "gauche" ou de "droite") parce que le principe même de la hiérarchisation capitaliste, c'est de fournir à une frange de travailleurs (les cadres) des conditions de vie plus douces, plus proche de celles des capitalistes, en échange de leur participation à l'entretien du système, et éventuellement, par le biais de l'élection à des charges politiques, de l'entrée dans la haute fonction publique ou de l'actionnariat, bref de s'intégrer à ce système. La nécessaire brutalité d'un régime militaire y est beaucoup moins propice à cette illusion qu'un régime "démocratique". 

Cette brève analyse du rôle de l'armée, vue d'un point de vue mondialiste-révolutionnaire, a pour but de vous indiquer mon extrême méfiance sur le rôle que celle-ci peut jouer. En effet, il lui est facile d'utiliser la situation révolutionnaire pour parvenir à leurs fins, soit en la réprimant (putsch de "droite"), soit en prenant la tête du mouvement (putsch de "gauche"). Dans les deux cas, ils parviennent à leurs fins... sans que cela face avancer d'un pas la situation des travailleurs, puisque la condition de survie du nouveau régime est l'intégration au système impérialiste. Rappeler systématiquement aux simples soldats leur situation réelle de travailleurs est un élément important dans la lutte contre ce risque, à condition de lutter contre toute forme de nationalisme, idéologie de l'armée et de la bourgeoise d'état. 

Vous avez clairement montré que la population équatorienne était arrivée à un haut degré de réponses politiques à ses problèmes quotidiens. Mais le programme proposé par les camarades du PCMLE se situe en retrait de cette politisation. Le rôle d'une organisation politique révolutionnaire est de favoriser cette conscience, en se plaçant "un pas en avant", c'est-à-dire en restant proche des problèmes concrets, tout en donnant une perspective élargie, une analyse approfondie, et en favorisant l'unité des luttes. 

La dénonciation virulente du rôle de l'état (et du nationalisme, son double idéologique) et des institutions mondiales du capitalisme sont aujourd'hui particulièrement accessibles pour la grande majorité des équatoriens, qui non seulement vivent au quotidien cette pression, mais surtout qui la ressentent consciemment comme telle. Sur cette base, il est possible de participer à la formulation des questions, informer et clarifier sur le fonctionnement du capitalisme actuel et sur les luttes existantes au niveau mondial. Cela pourrait être le rôle actuel de l'organisation révolutionnaire en Équateur. Il est grand temps de renoncer aux mots d'ordres creux comme celui de défense du secteur nationalisé et de la souveraineté nationale, qui ne font que renforcer une fraction de la bourgeoisie contre une autre, et de mettre en avant l'idée de prise en main de la production par les travailleurs eux-mêmes et de démocratie mondiale réelle en économie comme en politique. Il est grand temps aussi, sous peine de fossilisation, de s'organiser en fonction de la réalité actuel du capitalisme, c'est-à-dire d'organiser une réponse politique au niveau mondial, et non plus seulement national. A l'heure actuelle, l'unité mondiale des luttes est la seule voie vers la révolution égalitaire et libertaire. 

Ces quelques pages, écrites à chaud en réaction à votre dossier sur l'Équateur, sont lapidaires et probablement insuffisantes dans leur rédaction, et contienne plus de développements théoriques que d'analyses concrètes de la situation dans ce pays. Elles vous livrent néanmoins, je crois, une position mondialiste-révolutionnaire sur la lutte des travailleurs équatoriens. Chers camarades, je ne peux que vous inviter à en discuter.

  

Nicolas (09/02/00)
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