Quelques
définitions des classes sociales dans le capitalisme global
[Ce texte
a été écrit à l'occasion d'une discussion
sur la liste "unité_libertaire". L'un des participants avait souhaité
éclaircir le débat en amenant chacun a donner ses définitions
des classes sociales, sous la formes de réponses à un questionnaire.
Ces défnitions sont très incomplètes, particulièrement
en ce qui concerne la lutte de classes.]
C'est quoi
une classe (sociale) ?
Un ensemble de personnes qui ont la
même place dans un rapport social, au sein d’une société
caractérisée par la prédominance d’un type de rapports
sociaux. Le capitalisme est basé sur le rapport salarial, c’est-à-dire
l’achat de la force de travail, et il tend à mettre en place ce
rapport partout où il se développe, en détruisant
progressivement les autres formes. Entre autre chose, il tend à
remplacer la bourgeoisie - à la fois propriétaire des biens
de productions (entreprises, terres, etc.) et directement responsable de
l’exécutif - par des cadres supérieurs salariés (dont
les bureaucrates de type soviétique ont représenté
un temps le type le plus achevé) : la plupart des PDG sont aujourd’hui
salariés - à des salaires inimagineables pour nous. La situation
de nombreux pays africains montre aujourd’hui l’introduction de l’économie
monétaire et du salariat dans l’ensemble des territoires, dans l’ensemble
des rapports sociaux. Cela dit, même dans le capitalisme globalisé,
il n’existe pas seulement deux classes (travailleuses contre capitalistes),
mais aussi plusieurs autres (paysannes, des cadres, des professions libérales,
des esclaves, etc.) : j’y reviens ci-dessous. Chaque classe se divise elle-même
en plusieurs fractions qui n’ont pas nécessairement des intérêts
immédiats communs.
La notion d’intérêts
communs est importante, de même que celle d’antagonisme entre les
classes. Elle n’exclut pas des antagonismes et des contradictions internes,
mais reste une base d’unité potentielle de la classe dans des situations
de tensions particulières. Les capitalistes ont un intérêt
commun à exploiter les travailleurs, mais connaissent des divergences
réelles sur la meilleure manière de le faire, et sont en
concurrence perpétuelle entre eux. Les travailleurs se trouvent
placés en situation de concurrence pour le salaire (avec toutes
les conséquences dramatiques : nationalisme, racisme, hiérarchies,
etc.), mais leur lutte unie permet de repousser, même un peu, l’exploitation.
C’est pourquoi on établit la distinction classique entre classe
« en soi » et classe « pour soi » : la classe «
en soi » est définie extérieurement, en fonction de
sa place dans le rapport social. La classe « pour soi » est
l’ensemble des individus qui savent qu’ils forment une classe. J’y reviens
ci-dessous avec la définition du « prolétariat ».
La définition d’une classe
par sa culture me paraît problématique. C’est une conséquence
possible de son existence sociale, mais pas sa cause. D’autre part, cette
définition ne fonctionne que sur une base nationale. La culture
d’une travailleuse turque ou chinoise n’a pas forcément grand rapport
avec celle d’une travailleuse brésilienne. C’est un peu moins vrai
pour les capitalistes transnationaux, mais c’est encore vrai pour les capitalistes
nationaux (c’est-à-dire dont la production ne sort pas du marché
national).
C'est quoi
unE "bourgeoisE" ? la "bourgeoisie" ?
La distinction entre bourgeois et
capitaliste peut aujourd’hui se poser, comme signalé plus haut,
dans la mesure où il existe des formes de capitalistes qui n’ont
plus grand rapport avec l’ancienne bourgeoisie. Cela crée d’ailleurs
une contradiction possible entre propriétaires (actionnaires) et
cadres exécutifs, qui ne s’exprime pour l’instant que de manière
individuelle. Il existe par contre un conflit croissant, dans le capitalisme
globalisé, entre classe capitaliste transnationale (CCT) et classe
capitaliste nationale (CCN) : les premiers favorisent la globalisation,
l’abaissement des droits de douanes, le désengagement des états
de certains champs, etc. alors que les seconds tendent à favoriser
le protectionnisme, le renforcement de l’état, « l’antimondialisme
».
C'est quoi
unE "petit-bourgeoisE" ?
Les définitions sont multiples
et souvent contradictoires (cf. notamment Nicos Poulantzas, Ralph Milliband,
Baudelot, Establet et Mallemort, analyses que je ne suis pas mais qui méritent
d’être lues attentivement). Au XIXe siècle, on désigne
par petite-bourgeoisie, les commerçants, artisans et professions
libérales (quand ils n’ont pas de salariés). Mais par extension,
on en est venu à désigner toute catégorie intermédiaire
entre capitalistes et prolétaires (et comme insulte politique),
ce qui en fait un melting-pot sans intérêt pour l’analyse
des phénomènes sociaux. Conserver cette notion pour les catégories
citées est cohérent : il s’agit de personnes qui sont propriétaires
de biens de productions mais qui ne sont pas eux-même des exploiteurs.
Par exemple, un épicier seul dans sa boutique est un petit bourgeois,
mais s’il engage des employés, il devient un petit capitaliste,
(puisqu’il a un intérêt objectif à abaisser le coût
de leur travail). Pour les employés, cadres, ingénieurs,
il vaut mieux les classer dans des classes à part et ne pas s’obstiner
à vouloir en faire des petits-bourgeois, sous peine d’avoir une
définition tellement élastique qu’elle ne veuille plus rien
dire. Il faut également faire un sort à l’absurdité
qui consiste à faire des travailleurs « improductifs »
(catégorie contestable en soi) des petits-bourgeois : ainsi, Nicos
Poulantzas (théoricien léniniste assez en vogue jadis) considérait
que les vendeuses de grandes surfaces étaient des petites-bourgeoises,
sous prétexte qu’elles travaillaient dans « sphère
de circulation » réputée improductive pour les marxistes
« orthodoxes » (adepte de la définition « culturelle
» des classes, Poulantzas voyait dans leurs beaux habits une preuve
indéniable, sans songer que ceux-ci pouvaient être une exigence
patronale, comme le sait toute vendeuse de magasin…). Vaste fumisterie.
C'est quoi
unE "prolétaire" ?
C’est une personne qui ne possède
pas de moyens de production et qui est contrainte de vendre sa «
force de travail » (manuelle, intellectuelle, etc.) contre un salaire.
A cela, je dois ajouter la définition « subjectiviste »
: être prolétaire, c’est un état subi et non voulu,
une détermination extérieure, une obligation de travailler.
Le prolétariat est révolutionnaire dans son refus d’être
prolétaire, dans son refus de travailler, dans la grève,
l’absentéisme, les pauses, le sabotage, bref dans son refus d’être
prolétariat (cf. la revue Échanges, qui développe
cette perspective réjouissante). Quand on dit : « abolition
de la société de classes », il ne s’agit pas d’affirmer
le prolétariat comme seule classe (on peut très bien abolir
la bourgeoisie et conserver le capitalisme, comme en URSS) mais détruire
le rapport social capitaliste, donc abolir le prolétariat. Comme
celui-ci est défini par la vente de la force de travail, c’est en
sapant cette force qu’on peut vaincre le capitalisme (une analyse à
développer. Cf également la revue Théorie communiste
sur cette idée).
Bien que ta liste ne mentionne pas
les paysans, il faut noter que la plupart des « paysans » d’aujourd’hui
sont des prolétaires. Les socialistes du XIXe siècle faisaient
des paysans une classe à part, mais ils parlaient des paysans propriétaires
ou des fermiers produisant sur le marché local et vendant eux-même
leurs produits. Mais n’importe quel coupeur de canne du « tiers-monde
» est en réalité le salarié d’une multinationale
agro-alimentaire. Et n’importe quel vigneron de champagne qui emploie des
vendangeurs saisonniers est un capitaliste.
Bien entendu, prolétaire ne
signifie pas nécessairement ouvrier. Cette équivalence a
déjà fait (et fait encore ) assez de dégâts
comme ça. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de différences
concrètes entre ouvriers et employés par exemple, mais que
ces différences doivent être battues en brèche.
UnE cadre
est-il/elle unE bourgeoisE ou unE prolétaire ?
Là, on touche un problème
essentiel. Il existe des arguments corrects dans les deux sens. Dans le
sens du Oui : Elle est une prolétaire puisqu’elle est salariée
: elle vend sa force de travail et son patron a tout intérêt
à lui vendre le moins cher possible. Marx (pour ceux et celles qui
auraient encore un doute sur mes références) semble admettre
sans difficulté que les techniciens et les ingénieurs sont
des prolétaires. Ce sont plutôt ses disciples qui ont refusé
cette idée, sur fond d’ouvrièrisme stalinien. Si on prend
un exemple récent, on comprend assez bien que les cadres sont des
prolétaires : Werner Brauner, le camarade allemand qui a poignardé
un responsable ‘d’ANPE’, était ingénieur, au chômage
depuis 9 ans. C’est quand on ne lui achète plus sa force de travail
que le cadre révèle à quel point il est un prolétaire…
Dans le sens du Non : le révolutionnaire
Hollandais Pannekoek, dans son analyse de l’échec de la révolution
russe, propose de voir dans les « intellectuels », c’est-à-dire
essentiellement dans les cadres et techniciens, une classe sociale à
part entière. Leur point commun est effectivement leur place dans
le rapport de production : ils savent faire fonctionner le capitalisme,
mais n’ont pas besoin des capitalistes pour ça, et les considèrent
même comme parasitaires. Ils cherchent donc à prendre le contrôle
du système, en faisant passer leur volonté particulière
pour l’expression de la volonté générale, du bien
commun. Ils dénoncent « l’anarchie capitaliste » et
soutiennent les vertus de la planification, de la régulation par
l’état, etc. En URSS, cette classe prend le pouvoir, évince
les capitalistes, avant de devenir elle-même capitaliste à
titre collectif (bureaucratie) puis individuelle (ce qui est en train de
se passer). Alain Bihr reprend une analyse assez proche lorsqu’il parle
de la classe de l’encadrement capitaliste.
Je pense que la deuxième solution
est plus juste que la première, mais que la première ne doit
pas être absolument exclue, car elles expriment la réalité
contradictoire de l’encadrement. Le fait, déjà développé
plus haut, que l’extension du rapport social capitaliste à l’ensemble
des sphères de la vie (globalisation) tend à accentuer la
transformation en salariés de l’ensemble des classes, y compris
celle des capitalistes…
Idem pour
unE toubibE ?
On passe dans un autre registre. Tout
dépend de la situation du toubib en question. S’il est « libéral
», il est un petit-bourgeois. S’il est salarié (secteur public),
c’est un prolétaire, même s’il est bien payé. S’il
est chef de service, c’est un cadre. S’il est « conventionné
», c’est plus-ou-moins un salarié de la sécu, un prolétaire
qui veut croire qu’il est un petit-bourgeois. Ce n’est jamais la profession
qui définit la classe, mais la situation réelle. S'il embauche
du personnel de service, c’est un capitaliste.
Idem pour
unE enseignantE ?
C’est une question que nous avons
abordée dans « Arlequin anarchiste
», sans vraiment la traiter à fond, et qui mériterait
un débat plus poussé. Le problème est assez proche
de celui des cadres. Il faut déjà différencier si
elle travaille pour un état, pour une église ou pour
autre chose. Quelques auteurs ont tenté de faire des employés
de l’état une classe à part, ce qui me semble peu fondé,
parce que cela revient à dire que l’état est lui-même
quelque chose à part (je considère l’état comme une
entreprise capitaliste, sans fonctions réellement spécifiques).
Mais il est clair que l’enseignante salariée par l’état est
une « force répressive » préventive, ce qui fait
d’elle une cadre sociale. De la même façon, si elle est au
service d’une idéologie religieuse.
Idem pour
unE flicQUE ?
Idem pour
unE militaire ?
Dans le texte déjà cité,
nous avons rapproché flics et enseignants dans la même catégorie
d’encadrement social / idéologique. Il en va de même pour
les militaires. C’est-à-dire qu’ils reposent sur une contradiction
entre leur place dans l’encadrement du système (avec la possibilité
de gérer celui-ci sans les capitalistes) et leur situation de salarié
/ prolétaire. C’est une contradiction à exploiter absolument,
parce qu’elle sape le fonctionnement du système. Le capitalisme
a besoin de la courroie de transmission / répression que constitue
l’encadrement (dans toutes ses fractions contradictoires), et cesse de
fonctionner si elles se dérobent : désertions, refus d’obtempérer,
etc.
Idem pour
unE artisan (artisane, ça pourrait se dire ?)
Idem pour
unE commercantE ?
Cf. petite-bourgeoisie. Il faut quand
même noter trois choses : les anarchistes sont tous artisans (non,
non, c’est une blague, mais il y a encore des paléomarxoïdes
pour le croire) ; l’usage du terme petit-bourgeois est tellement confus
et mal compris qu’on a plus vite fait de parler de commerçants et
artisans ; la plupart des prolétaires ont une seule idée
en tête : se mettre « à leur compte » en ouvrant
un petit commerce. C’est une forme parfaitement légitime de résistance
à l’exploitation, même si elle pose problème.
Idem pour
unE artiste ?
Là encore, ça dépend.
Un musicien dans un orchestre ou un danseur dans une troupe est un salarié,
donc un prolétaire. Un peintre qui vend des toiles est plutôt
un artisan, d’un genre un peu particulier. Rappelons une fois de plus que
tout cela n’a rien à voir avec leurs revenus. La plupart des dessinateurs
que je connais sont à la fois RMIstes et salariés d’un éditeur.
La lutte
des classes, c'est qui contre qui (a l'heure actuelle) ?
Si on admet que l’état est
une entreprise capitaliste (c’est un peu long à développer
ici, d’autant plus que je le fais sur une autre liste et que je suis en
train d’écrire une brochure là-dessus) et que les capitalistes
peuvent être aussi bien publics que privés, alors la lutte
de classe principale est celle qui se déroule quotidiennement entre
capitalistes (publics et privés, nationaux et transnationaux) et
travailleuses. Cette lutte se manifeste dans les mouvements sociaux, mais
aussi dans toutes les formes de résistance.